vendredi, 08 février 2019
De Benalla, de Crase, de Makhmudov et d’Alstom
Voici deux ans et demi que, du fait d’une vie très ou trop remplie, je n’ai plus alimenté ce blog.
Ironie de l’histoire, alors que mon dernier billet portait sur la fermeture du site turc Zaman, je reprends l’écriture au moment où un autre site, français, Médiapart, fait l’objet d’une tentative de perquisition à la suite de la diffusion d’enregistrements de conversations téléphoniques entre deux ex-gardes du corps du président de la République.
Elles sont croustillantes : les sieurs Benalla et Crase auraient, encore en fonction à l’Elysée, conclu un contrat commercial avec un magnat russe pour en assurer la protection, et celle de sa famille, lors de leurs séjours en France.
La chose est-elle illégale ? Je ne suis pas juriste et ne peux me prononcer. En revanche, comme citoyenne, je considère que l’on ne peut à la fois travailler pour le service public au plus haut de l’état et mener des activités commerciales.
Je suis aussi lectrice de la presse. Et là, je m’étonne. Aucun média n’approfondit l’info du confrère, aucune précision n’est fournie sur Iskander Makhmudov, le contractant russe de Benalla et de son affidé Crase, ni sur la réalité du contrat.
Un contrat effectif ou pas ?
Les missions de protection sont-elles effectives ? Si oui, qui sont les personnes en charge ? Sont-elles des pieds nickelés à l’aune de Benalla ou des agents de la force publique qui arrondissent leurs fins de mois ? Et, si non, pourquoi ce virement de 300 000 euros ? Correspondrait-il à un service rendu et, alors, lequel ?
Impossible pour une citoyenne lambda d’enquêter sur ce sujet. Possible en revanche de se poser des questions à partir de ce qui à la fois appartient au domaine public et reste résolument escamoté par les médias français.
Qui est Iskander Makhmudov ?
Concentrons-nous donc sur Iskander Makhmudov, succintement présenté comme un « oligarque russe proche de Poutine », « lié à des organisations criminelles ». Là, je me gausse : en Russie, tout homme d’affaires d’importance ne peut exister qu’avec l’appui du chef d’un état considéré comme mafieux.
Passons rapidement sur ses liens avec le crime, notamment présumés par la justice espagnole. Dans le cadre de sa procédure contre les « voleurs de la loi » du groupe Tambov-Malyshevskaya, inculpés en 2008 pour meurtres, trafic d'armes, extorsion, trafic de drogue etc…, elle avait envoyé Iskander Makhmudov pour « association illicite » dans une de ses geôles. Les poursuite seront abandonnées en 2017 pour manque de preuves.
De leur côté, les médias russes, ont mis en exergue le rôle joué par l’UMCC, société contrôlée par l’oligarque, dans le blanchiment d’argent issu d’exploitation de casinos et de racket par un autre groupe criminel, Izmailovskaya. En Russie, les liaisons dangereuses entre « voleurs de la loi » et dirigeants, économiques ou politiques, sont partie intégrante de la vie publique et ne font pas d’Iskander Makhmudov un businessman atypique.
Qui Iskander Makhmudov est-il vraiment ?
Né à Boukhara en 1963, cet Ouzbeck fait ses études à la faculté de Tachkent reconnue pour la qualité de son enseignement en langues « orientales » et dont les élèves étaient souvent embauchés par les services secrets russes. Iskander démarre ainsi sa carrière professionnelle en Libye et en Irak. Il revient ensuite en Russie, à Moscou où il retrouve son vieil ami et compatriote Michael Cherny avec qui il se lance dans les affaires avant de, très vite, prendre son indépendance en se lançant dans la vente de cuivre.
Il s’associe alors –nous sommes au début des années 90-, à Andrey Bokarev, que l’on retrouve co-actionnaire dans la majorité de ses entreprises. Les deux compères interviennent dans les mines et la métallurgie avec l’UMCC, également appelée Ural, dans le transport ferroviaire de pétrole et de produits pétroliers avec Transoil, et dans la fabrication de matériel roulant pour chemins de fer et métros avec Transmashholding. Officiellement détenue par la société hollandaise The Breakers Investments BV, la TMH est numéro un de son secteur en Russie, devant R-Industriya du saint-petersourgeois Vladimir Vasiliev et le groupe 1520 appartenant à Alexei Krapivin …
Avec qui travaillent Iskander et Andrey ?
Depuis la fin des années 90, on les retrouve essentiellement avec Aleksander Abramov, Michael Cherny et Oleg Deripaska, et ce à partir de la région de Kemerovo, riche en ressources naturelles et dont l’inamovible gouverneur Tuleev les a à la fois protégés et enrichis. Dès le départ de leur aventure entrepreneuriale, les deux compères ont cependant lié des liens avec des pairs plus proches du pouvoir central, notamment Maxim Liksutov, chef du département des transports de Moscou. Tous les trois créent, avec un autre partenaire, Sergey Glinka, une société de transport lituanienne appelée Transgroup AS, sur la base de laquelle sera d’ailleurs créée en 2002 Transmashholding.
Cette amitié sera fructueuse, la TMH gagnant haut la main nombre d’appels d’offres lancés par les services de Maxim Liksutov, notamment en 2014.
Pourquoi le nom de Makhmudov sort-il aujourd’hui en France ?
Malgré les présentations qui en sont faites, je vois mal un milliardaire traiter directement avec un nervi. Selon la presse russe, cela aurait été vrai au début de sa carrière -il aurait participé directement et manu militari à l’éviction du propriétaire d’une usine qu’il convoitait. Malgré les évolutions politiques récentes, les mœurs du Far East ne sont pas encore la norme en France.
Il est impossible aujourd’hui de savoir qui, en transmettant les bandes audio à Mediapart, a voulu nuire à Makhmudov.
En revanche, une coïncidence dans l’actualité économique frappe aux yeux. L’affaire Benalla-Crase-Makhmudov sort au moment où la Commission européenne de la concurrence bloque la fusion entre les constructeurs ferroviaires Alstom -français - et Siemens –allemand.
On se rappelle que cette fusion avait été précédée d’un démantèlement d’Alstom au profit de General Electric. Nous quittons alors la zone des quelques centaines de milliers d’euros pour aller dans celle des centaines de millions d’euros.
Alstom, partenaire capitalistique de Makhmudov
Ce qui se sait moins est que Alstom est actionnaire historique de Transmashholding, via la société néerlandaise officiellement propriétaire de cette dernière, The Breakers Investments BV. Alstom détenait ainsi 33 % de TMH jusqu’en 2017. Le partenariat était stratégique : le groupe français avait deux sièges au conseil d'administration de TMH, avec laquelle il avait créé une société commune TRTrans, spécialisée dans les locomotives électriques. Dans les steppes russes, l’alliance TMH-Alstom les a bien servi contre leur concurrent commun d’alors, Siemens.
Il y a deux ans cependant, la part d’Alstom dans TMH est revenue à 20 %, du fait d’une fusion des sociétés de quatre professionnels du secteur -Iskandar Mahmudov, Andrei Bokarev, Dmitry Komissarov et Kirill Lipa. D’après la presse économique russe, Alstom aurait été floué lors de cette fusion qui donnait naissance à la « quatrième plus grande au monde en termes de chiffre d’affaires par un groupe spécialisé dans la création, la production et la maintenance de matériel roulant pour le transport ferroviaire ».
Quel contexte international pour la diffusion du nom Makhmudov ?
Une mise en perspective s’impose. On n’est pas le seizième homme le plus riche de Russie sans se faire des ennemis, à l’intérieur du pays mais aussi à l’extérieur. Iskander Makhmudov, on l’a vu plus haut, est proche d’Igor Derispaka. Ce propriétaire de Rusal, société minière cotée à Paris jusqu’en avril 2018, est très surveillé par les autorités américaines : il figure sur la liste du FBI traquant les oligarques russes tout en étant au cœur de l’enquête sur l’ingérence russe dans l’élection présidentielle de 2016 en raison de ses liens financiers avec Paul Manafort, ancien directeur de campagne de Donald Trump.
Alors pourquoi Iskander Makhmudov s’est-il envolé pour les Etats-Unis, dès son nom sorti dans la presse française ? Selon Joha Kesninen, Il aurait ainsi rejoint l’aéroport de Teterboro dans le New Jersey le 19 décembre dernier.
13:28 Publié dans Et ailleurs, c'est comment ?, Nos élites, elles font quoi ? | Lien permanent | Commentaires (0)