09081958

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 25 septembre 2014

Un drôle d'été français - France, mère des arts, des lettres et des sciences

Vendredi 24 août 2012, vendredi 23 août 2013

 

France, ressaisis-toi

 

          La plage de Trouville est bleue, jaune, verte, aux couleurs des tee-shirts des centaines d’enfants emmenés au bord de la mer, comme chaque année, par le Secours populaire. L’organisation est bluffante. Des chanteurs de rap dynamisent une jeunesse qui n’en a pas besoin, tandis que des tout-petits se serrent contre leur accompagnatrice.

            Me revient l’apostrophe de Pompidou à Chirac : « Chirac, laissez-les Français tranquilles et tout se passera bien » ! Oui, laissez-nous tranquilles. Nous sommes capables, nous, de redresser le pays sans vous, « dirigeants » sans envergure. Nous sommes capables d’inventer, de créer mais, s’il vous plaît, ne nous mettez pas de bâtons dans les roues.

            Les mois ont passé. J’ai complété mes notes estivales, approfondi les échanges, fouillé auprès d’autres interlocuteurs. Dans le même temps, la France a poursuivi son enfouissement et son aveulissement. Moins de trois semaines après mon retour de Trouville, rançois Hollande se couchait devant Angela Merkel. L’occasion ? L’adoption du Mécanisme européen de stabilité[1], cette institution financière internationale de la zone euro créée pour soutenir les états en difficulté.             Concrètement, en cas de crise, chaque état de la zone apporte des fonds en garantie d’une levée de capitaux qui peut aller jusqu’à 700 milliards d’euros. La part de l’Allemagne a été fixée à 190 milliards, celle de la France à 142,7, de l’Italie à 125,4… Cependant, de tous les pays, seule l’Allemagne a obtenu le droit de ne pas payer. Elle s’est octroyée une « clause d’exemption »[2] par laquelle elle peut décider au dernier moment de ne pas apporter de capitaux si ses intérêts ne sont pas préservés. En d’autres termes, l’Allemagne « tient » tous les autres pays de la zone.

             Deux mois plus tard, c’est devant l’Espagne que le gouvernement s’abaissa. Il livra une de ses citoyennes, Aurore Martin, à la justice outre-Pyrénées pour des faits non répréhensibles en France[3]. Six autres mois après, nous perdimes toute honorabilité avec un ministre du budget, ex-spécialiste en implants capillaires, dont il apparut –merci Mediapart !- qu’il était aussi fraudeur fiscal. Le comble viendrait lorsque les ministres dévoileraient des patrimoines d’une petitesse étonnante au vu de leurs parcours. Vivent les SCI, démembrements de propriétés et donations avec réserves d’usufruits…

            Oh, je vous entends rétorquer que la France en a vu d’autres ! Que ce n’est pas la première fois de son histoire qu’elle se dote de dirigeants incapables. C’est vrai, mais nous nous trouvons à un tournant majeur de l’histoire de l’humanité. Les enjeux sont énormes : bouleversement climatique, urbanisation majoritaire, vieillissement de la population, enrichissement de milliards d’êtres humains, conflagration des connaissances scientifiques et technologies…
            Pour maîtriser la brutalité de ces transitions, il faut de l’intelligence. Et la France est l’un des rares pays au monde à porter au pinacle cette qualité. Dès ses balbutiements, même lorsque l’aristocratie et le clergé se partageaient les rênes du pouvoir, elle a toujours laissé « monter » les grands esprits. Là où l’Angleterre anoblissait industriels ou commerçants, la France honorait ses scientifiques, auteurs ou penseurs. L’école y a existé bien avant Jules Ferry. A la fin de l’ancien régime, un tiers des Français savaient lire et, un peu moins, écrire[4]. Dans un pays où Voltaire lançait au chevalier de Rohan qui le faisait rosser pour avoir lutiné sa maîtresse : « je commence mon nom et vous finissez le vôtre ! », le pire des crimes est d’agir contre l’esprit. Il n’y a que les Italiens pour considérer la peinture « cosa mentale ».
            Force est de dire que le gouvernement actuel pêche par imbécillité, une imbécillité d’un type nouveau, une imbécillité sexuelle. Le sexe est devenu l’alpha et l’omega de nos dirigeants. La constitution du gouvernement ? trente-quatre ministres ! plus de deux fois que pour l’administration Obama en charge d’une population presque cinq fois supérieure à la française. Mais il fallait des femmes. Pas des cerveaux, pas du courage, pas l’intelligence des situations historiques, pas du charisme. Non, du sexe, et du féminin. Le ridicule ne tue plus – qui connaît Victorin Lurel, Valérie Fourneyron, Thierry Repentin, Kader Arif ou Hélène ConwayMouret[5] ? Qu’importe, à défaut d’être meurtrier, le ridicule se contente aujourd’hui de coûter cher[6]

            Mais c’est avec le « mariage pour tous » que nous nous sommes le plus profondément et le plus longtemps vautré dans l’imbécillité sexuelle. Le déni de la réalité poussé au paroxysme, le travestissement du beau mot d’égalité, le psychodrame qui jette des millions de Français dans les rues… Qu’y sont-ils venus faire ? « créer l’affrontement et le désordre et s’en prendre aux symboles de la République qu’ils haïssent »[7] ? Non, et il faut dépasser les visions simplistes.

            Les catholiques ont été les principaux moteurs et acteurs du refus du mariage pour tous mais ils n’étaient pas seuls. La levée de ces citoyens ne doit rien à l’homophobie mais tout à l’intelligence. Plus ou moins confusément, sans avoir lu Heidegger, ils ont compris que ce qui était en jeu derrière l’ouverture du mariage aux homosexuels, c’était l’articulation entre les avancées de la science et les soubassements de l’humanité. Alors que nos dirigeants n’ont que le mot de « République » à la bouche, cette loi est contraire à ses fondements.
            En France, la république est fille de Montesquieu –séparation des pouvoirs- et de Rousseau. Pour ce dernier, la nature est organisée de façon rationnelle et les lois des hommes doivent s'en inspirer, notamment en ce qui concerne la liberté individuelle, la primauté des contrats, le droit de propriété et, last but not least, le droit de la famille... Nous avons le droit de contester l'universalisme des philosophes des Lumières mais alors il faut savoir, comme l'a très bien analysé le ministre de la Justice Christiane Taubira, que l'on change de civilisation. Mais quelle civilisation ? Elles ne se valent pas toutes...
            Et pendant ce temps, nous cheminons, accablés d’impôts, d’impuissance gouvernementale et de chômage.
            Le gouvernement actuel devrait s’inquiéter. Non de la montée du Front national mais d’un renversement plus brutal. Si l’histoire bégaie, elle n’en présente pas moins des constantes. Depuis plus de deux cents ans, les renversements de gouvernement ou les désordres ont toujours été le fruit soit de la bêtise du dirigeant –Louis XVI, Charles X en 1830, Louis-Philippe en 1848[8]- soit d’une incapacité à assurer le respect de la France –gouvernement Paul Reynaud en juin 1940, gouvernement Félix Gaillard en 1958.

           Le gouvernement Jean-Charles Ayrault cumule les deux tares.


 

 

 

 



[1] Voir plus haut, dans la journée du 9 août.

[2] Arrêt du 12 septembre 2012 de la cour de Karlsruhe : « La République fédérale d'Allemagne doit affirmer qu'elle n'acceptera pas d'être liée par le traité du MES dans son ensemble si la moindre des réserves qu'elle pourrait avoir s'avérait vaine »

[3] Aurore Martin est membre du parti indépendantiste basque et transfrontières Batasuna, considéré comme organisation terroriste en Espagne mais pas en France. Elle sera finalement libérée sous caution en décembre 2012 et autorisée à revenir en France.

[4] Enquête du recteur Louis Maggiolo, lancée en 1877, à partir des signatures des époux sur les registres de mariage.

[5] Vous ! désormais, vous les connaissez : Victorin Lurel, ministre des outre-mers, Valérie Fourneyron, ministre des sports, de l’éducation populaire et de la vie associative, Thierry Repentin, ministre délégué à la formation professionnelle et à l’apprentissage, Kader Arif,ministre délégué aux Anciens combattants ou Hélène ConwayMouret, ministre déléguée aux Français de l’étranger.

[6] 4,217 millions d’euros par an pour l’ensemble du gouvernement, selon les calculs du journal Le Monde.

[7] Propos tenus par le ministre de l’intérieur le 24 mai 2013.

[8] Chateaubriand : « Philippe n’est pas un vrai roi, c’est le prévôt ou le grand sergent de la ville de la Royauté à qui l’Europe crache au visage : le délateur patenté s’essuie et remercie, pourvu qu’on le maintienne dans sa place ».

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

Un drôle d'été français - Vers un été de la délivrance

Vers un été de la délivrance

 

          Mon éditeur, comme tant de petites et moyennes entreprises en France, a déposé le bilan, enfin, on dit maintenant « se mettre en liquidation judiciaire ».
            Je relis mes carnets, remisés dans un placard. Je les trouve bien sombres. En harmonie avec le pays ? Non. Ce pays que tant d’observateurs jugent au bord du gouffre, je ne le trouve pas si mal. Et pourtant…

             La Commission européenne a poursuivi sa politique suicidaire : élargissement sans fin, avec la Croatie, la Lettonie. Comme nous, les Lettons avaient refusé par référendum l’entrée dans l’Union mais leurs élus, comme les autres, ont « rectifié » leur opinion. Dans l’indifférence la plus totale, la Commission s’est engagée dans des négociations pour des accords de libre-échange avec la Chine[1] et les Etats-Unis. On le sait déjà, son aveuglement et sa désunion l’en sortiront perdante.
            Quant à la troïka Union-FMI-Banque centrale, elle veille dans l’ombre, lançant quelques piques pour vérifier si les peuples européens sont suffisamment anesthésiés. Il y eut d’abord une expérimentation en réel à Chypre avec la confiscation des avoirs bancaires supérieurs 100 000 euros, ensuite des sorties opportunes de « pseudo-analyses » du FMI. Pour sortir l’Europe de la crise, il suffirait de taxer toute l’épargne disponible à hauteur de 10 %. Une telle ineptie ne mériterait qu’un éclat de rire. C’est le silence. La France pourtant serait la plus menacée de tous les pays de l’Union : elle compte, après l’Allemagne, le plus de fourmis : 15 % de notre revenu disponible est épargné, soit un stock de plus de huit années de revenu[2].

             Même silence sur le travail de sape à l’égard de la démocratie : la Commission européenne dispose désormais d’un droit de véto budgétaire sur les Lois de finances votées par les élus nationaux. Déjà, le travail de ces derniers se limitait pour une grande partie à l’introduction dans le droit national des fameuses directives. A quoi servent-ils aujourd’hui ?

            En France, l’imbécillité des dirigeants –imbécillité au sens du petit Larousse : « absence complète d’intelligence, de compréhension »- se double d’une panique abyssale face aux réactions pourtant timorées d’un peuple qui se refuse à mourir, d’un peuple qu’ils n’osent désigner par son nom, celui de Français. Aucun de nos ministres ne parle de la France. Ils ne parlent que de République. Celle-ci serait-elle menacée ? Mais par qui ?

            Nous vivons ce moment de l’histoire décrit par René Girard, ce moment où le recours au bouc émissaire ne fonctionne plus. Le bouc émissaire, c’est le peuple français, forcément raciste ou fainéant, c’est la France, forcément moisie.

            Oh, pendant si longtemps, nous avons fait semblant d’adhérer à ce discours. C’est que nous récoltions quelques miettes : du RSA, des 35 heures, une bonne couverture santé… Désormais, les caisses sont vides et, tandis que les élus continuent à bien vivre et à accumuler des patrimoines vite dissimulés en SCI, le bon peuple se retrouve sans rien. Il suffit de lire les rapports du Sénat ou du Parlement pour y trouver, noir sur blanc, la fin inéluctable, d’ici moins de dix ans, du système des retraites et de la sécurité sociale.
            Ne reste au peuple que son intelligence. Elle résiste à l’abêtissement organisé au sein de l’école, à celui vanté à la télévision. Conspué par le pouvoir, le printemps français a suscité dans le peuple, bien au-delà de ses participants, une volonté féroce de réfléchir. Réfléchir à l’avenir du pays, à son identité, à la re-création d’un nouvel ordre.
            La refondation de la France ne peut se limiter aux questions économiques et sociales. Elle se doit d’être anthropologique. Autrement dit : Qu’est-ce que la France ? Ceux-là même qui se félicitent de la dire métissée s’offusquent de ce que l’on ait enseigné aux gamins d’Algérie et de Dakar que leurs ancêtres étaient gaulois. C’est ne rien comprendre au concept de liberté, cette liberté élaborée d’abord à Athènes. Athènes où l’homme n’était plus un échelon dans une lignée mais un égal, « isoï » à tous les autres. Ensuite, Rome institua un droit universel pour faire vivre en bonne intelligence des hommes venus de toute l’Europe. Elle créa la « personne humaine », cet ego que Descartes, plus de six cents après, dira pensant : « ego sum, ego existo », « cogito, ergo sum »[3].
            Héritiers à la fois des Gaulois et des Francs, ce peuple venu de Germanie dont le nom signifie « libre », les Français se définissent par un seul trait : celui de la liberté. Le Français est un citoyen affranchi de ses origines, sociales ou ethniques. Plus que pour tout autre Européen, la liberté est pour lui un mode de vie, une construction intellectuelle qui abolit les différences ou, plutôt, les cantonne à la sphère privée. Et cette liberté, elle s’épanouit dans un cadre normé, celui d’un état qui fonctionne démocratiquement et exerce ses pouvoirs régaliens.
            Le problème majeur de la France aujourd’hui n’est ni le chômage, ni l’immigration. Ces derniers ne sont que la résultante d’un manque grave dans le fonctionnement de la France. Non, son malheur résulte de deux manques : le manque de démocratie, l’impuissance de son état.
Manque de démocratie ? Il suffit d’aller sur Wikipédia, à l’entrée « indice de démocratie ». La France ne cesse, comme pour le classement Pisa de ses écoliers, de dégringoler dans le classement : vingt-neuvième ! derrière l’Afrique du sud et devant la Slovénie.

             Quant à l’impuissance de l’Etat, elle se mesure par la perte de ses quatre pouvoirs régaliens. Le premier est le maintien de l’ordre public. Je ne rappellerai pas ici les émeutes à répétition, l’impunité des « petits » délinquants et « grands » fraudeurs fiscaux, lecteur, tu les connais aussi bien que moi.

            Le deuxième pouvoir, celui de définir la loi et de rendre la justice, est lui aussi encalminé. Moins par le manque de moyens, indéniable, que par l’abondance de lois et la longueur de leurs textes. Nul n’est censé ignorer la loi ? L’épaisseur moyenne d’un Journal officiel dépasse les 23 000 pages ! La réglementite aigüe ne se limite pas aux textes parlementaires, elle contamine les Codes du travail, de l’immobilier, de la construction, de l’environnement. Autant de fils de fer qui bradent toute volonté de se projeter dans le futur.

            Nous en arrivons maintenant au troisième pouvoir régalien, celui de battre monnaie. Il a été abandonné sans contrepartie aux mains de l’Union monétaire européenne -« no comment ».
            Ne reste à l’Etat français que le pouvoir d’assurer la sécurité extérieure du pays. Ces douze derniers mois, cela s’est traduit par des interventions en Afrique et des velléités en Syrie. On comprend alors la phrase de notre président allant visiter les soldats français au Mali : « la journée la plus importante de ma vie » ! Et oui, il n’y a que par l’envoi de troupes qu’il jouit véritablement de sa présidence. Et son successeur n’en aura plus l’usage, la loi de « programmation militaire 2014-2019 » supprimant plus de 20 000 postes…
            D’un côté la perte des pouvoirs régaliens, de l’autre l’écrasement des charges sur le peuple : près de la moitié de la richesse créée en France va à un Etat incapable de remplir plus d’une des quatre fonctions qui justifient son existence. Et le peuple commence à s’ébrouer.

             A vous qui m’avez reçue ces trois dernières années, à vous qui m’avez effrayée par votre pusillanimité, je vous dis « tant pis » ! Sans ironie, je l’affirme : nous vivons une époque formidable. Jamais comme aujourd’hui les créations humaines nous ont autant facilité la vie et donné le bien-être, jamais autant d’hommes n’ont aussi bien vécu et autant appris.

            Cette vitalité, au lieu de l’accompagner, vous la craignez. C’est vrai, elle redistribue les pouvoirs et vous avez peur de perdre le vôtre. Ignorez-vous que, par votre lâcheté, vous l’avez déjà perdu ? Vous n’avez pas su vous appuyer sur le peuple qui reste le plus créatif de tous les peuples d’Europe, le français. Hors des médias, dans les cafés, sur les réseaux sociaux, dans les cuisines, il peaufine son avenir et sa jeunesse est le plus en pointe. De ses discussions enflammées émergera bientôt une nouvelle France. C’est à elle que je dédie mes carnets.

 



 



[1] Voir le site de l’agence d’information chinoise : http://french.xinhuanet.com/chine/201310/25/c_132829650.htm

[2] Plus de 10.000 milliards d’euros selon l’INSEE

 

[3] Je suis, donc j’existe ; je pense, donc je suis.

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (1)

mercredi, 24 septembre 2014

Un drôle d'été français - France, mère des arts, des lettres et des sciences

Jeudi 23 août

 L’Union européenne est morte, vive l’Europe ! Oui mais laquelle ?
 

            J’ai échappé au gala des courses, je n’échapperai pas aux cocktails. Dans cette villa au confort anglais, louée pour le mois d’août par notre hôte, se pressent les habitués des champs de courses. Entraîneurs, propriétaires -plutôt des « petits »-, éleveurs, membres des institutions, quelques personnalités locales... Non, pas de jockeys, ou alors un ancien qui a réussi sa conversion. Beaucoup de nationalités aussi, plutôt des Anglais ou des Irlandais, des Belges, des Marocains, deux Italiens, un Suédois, tiens, un Allemand. Il est vrai que l’on voit de plus en plus de chevaux allemands sur le turf français. Ce petit monde boit du champagne, s’apostrophe, s’isole parfois pour taper sur les copains ou élaborer une stratégie, sportive ou de prise de pouvoirs dans telle ou telle institution. Ici et là surgissent des bribes de phrases sur les ventes des yearlings issus de Sea the stars[1].

             Un petit échantillon de l’Europe s’agglutine autour du buffet. Mais l’Europe, qu’est-ce que c’est ? Les confins de l’Asie, de la France à l’Oural ? La princesse de Phénicie violée par Zeus, fille d’Agénor, petite-fille de Poséidon et sœur de Cadmos ?
            Si je vais sur le site officiel de l’Union européenne, je n’y trouve nulle définition. Sur la première page de « europa.eu », j’y trouve sept grandes entrées : fonctionnement, vivre dans l’UE, législation, l’UE par thème, faire des affaires, publications, actualités… Remarquez, si je vais sur le « site officiel de la France », France.Fr, je n’y trouverai pas non plus de définition mais une sous-rubrique « institutions et valeurs », ornée de quatre grandes photos illustrant le drapeau, la langue, la fête nationale et la monnaie.
            Allons voir du côté des constitutions, celle de 1958 pour la France, de 2003 pour l’Europe. Article 1er pour la France : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. » Article 1er pour l’Europe : « Inspirée par la volonté des citoyens et des états d'Europe de bâtir leur avenir commun, cette Constitution établit l'Union européenne, à laquelle les états membres confèrent des compétences pour atteindre leurs objectifs communs. L'Union coordonne les politiques des états membres visant à atteindre ces objectifs et exerce sur le mode communautaire les compétences qu'ils lui transfèrent. »
            D’un côté, des convictions, de l’autre, du flou. Du flou et du mensonge. L’Europe serait donc « inspirée par la volonté des citoyens » ? Non, quelques quatre-vingt millions de citoyens d’Europe ont refusé l’Union telle qu’elle leur a été présentée, du moins ceux qui furent consultés par référendum, soit les Français, les Hollandais et les Irlandais[2]. L’Union européenne est un leurre. Y penser me fatigue.

            Le soleil couchant rougeoie la plage de Bénerville abandonnée des estivants. Je m’échappe, traverse la route, enlève mes chaussures et longe la mer, pieds nus dans les vaguelettes.
            Tout a été dit sur l’Union européenne. Financiers exceptés, mes interlocuteurs de ces derniers mois en ont dressé l’imposture mieux que je ne saurais le faire moi-même : sa course à l’élargissement (mot plus élégant qu’obésité), son « gangrenage » par la corruption, voire le crime organisé, son échec économique et social. L’OIT recense 195 millions de chômeurs dans le monde, plus de 26 millions d’entre eux sont Européens. Si je fais le rapport sans-emploi sur population totale, j’arrive à 14,9 % pour l’Union, à 2,8 % pour le monde… Bon, c’est vrai, ces ratios ne sont pas admis par la « science économique » mais que dire de celui-ci, donné par l’OIT : « entre 2007 et 2010, 55 % de la hausse du chômage mondial a été enregistrée dans les économies développées et l’Union européenne (UE), alors que cette région ne représente que 15 % de la main-d’œuvre mondiale » ? Elle est incapable d’égaler le Brésil, le Kazakhstan, le Sri Lanka ou l’Uruguay qui, eux, ont ramené leurs taux de chômage en-dessous du niveau d’avant crise.

             Il faudra bien que nous nous débarrassions de cette pseudo-Europe que nos élus ont voué au rapt et au viol non par Zeus mais par vingt-sept commissaires aussi grassement payés qu’incompétents et sourds. Ils veulent contrôler les budgets des Etats avant même que ces derniers ne soient soumis au vote des députés souverains mais sont incapables de maîtriser leur propre budget. Année après année, la Cour des comptes européenne pointe les erreurs d’exécution du budget de l’Union. Pour la dix-huitième fois consécutive (!), ses auditeurs refusent de signer le rapport 2011, en raison du « niveau significatif d’erreur » : 3,9% sur un budget de 127 milliards d’euros…

             Et leurs thuriféraires plaident pour un fédéralisme, seul moteur pour sortir de l’impasse ! Et de citer l’exemple américain. Ils oublient que le fédéralisme américain n’a été adopté par les treize Etats-Unis de l’époque qu’après un long travail idéologique mené par les demi-dieux[3] - Madison, Hamilton, Jay. La réflexion de « Publius », leur pseudonyme commun pour les articles qu’ils publièrent dans la presse de 1787 à 1788, est passée à la postérité sous le nom de « Federalist papers ». Pour eux, le fédéralisme était le seul système efficace de régulation des passions démocratiques, qui aboutissent trop souvent à des oppositions entre factions.
            Qui se souvient, ici ou là-bas que, pour Madison, « la source de factions la plus commune et la plus durable a toujours été l’inégale distribution de la richesse » ? Celui qui fut le quatrième président de l’ex-colonie anglaise n’imaginait pas supprimer les factions entre porteurs d’intérêts antagonistes ; il se contentait d’en éliminer les impacts sur la vie politique. Ses propositions, il les tira de l’analyse de l’échec de la confédération du 15 mars 1777 : « Ce qui n’a pas peu contribué à la faiblesse du gouvernement fédératif existant, c’est qu’il n’a jamais été ratifié par le Peuple ». Il avertissait ensuite : « L’édifice de l’Empire américain doit reposer sur la base solide du consentement du peuple ».
            D’où la division de l’autorité politique entre les Etats membres et l’Etat fédéral. Aux premiers, l’exercice du pouvoir exécutif souverain dans toute son étendue, sauf pour les domaines militaire et diplomatique, librement consentis à l’Etat fédéral. Cette fragmentation des pouvoirs constituait pour les fédéralistes le meilleur antidote à la prise de contrôle de la nation par un groupe d’intérêts particuliers. Ils y ajoutaient, aussi, le non-cumul et la limitation de la durée des mandats…

             A quelques centaines de mètres devant moi, des cavaliers ramènent au pas leurs montures aux écuries. Nimbés d’une aura orange, ils semblent des centaures. Mais les demi-dieux de l’Union européenne, où les trouver ? Son fonctionnement est un salmigondis de pouvoirs entremêlés et non hiérarchisés, sans aucune justification démocratique ou fonctionnelle. La Commission légifère sur l’hygiène des marchés de rue, validera bientôt les budgets des Etats mais ene possède aucun pouvoir diplomatique ou militaire –heureusement ! Quant au pouvoir monétaire, il est aux mains d’une Banque centrale incontrôlable et, plus grave, incontrôlante. Il est quand même incroyable que personne ne s’interroge sur les manquements de Francfort dans la surveillance des banques européennes !
            L’Europe, ce n’est pas l’Union, c’est l’otage de l’Union. L’Europe, c’est un petit bout de continent habité par une multitude de peuples aux caractères bien typés dont le seul point commun fut, au fil des siècles, la suprématie qu’ils accordaient au savoir, à la beauté puis à la liberté.

             Mais je me gargarise. C’était mieux hier ? Pas vraiment. Ce petit bout de l’Asie a, aussi, été celui des guerres incessantes, si l’on exclut l’accalmie 1815-1870, fruit d’un Congrès de Vienne orchestré par Metternich. Je n’y inclus pas les années 1945 à 1990. Durant la guerre froide en effet, les pays de l’est restèrent sous domination soviétique tandis que la paix dont jouit la partie occidentale ne fut garantie que par la présence des forces américaines sur son sol.
            Et l’Union européenne d’aujourd’hui est née en pleine guerre. Rappelons-nous : le traité de Maastricht est signé en février 1992. Le même mois, la Bosnie proclame son indépendance de la Yougoslavie. Les guerres dans les Balkans dureront jusqu’en 1999, lorsque l’Union européenne aura promu puis reconnu l’indépendance du Kosovo, pays dirigé par le criminel de guerre Hshim Thaçi dont elle n’ignorait rien des trafics. L’émergence de l’Union européenne aura été marquée d’un double sceau : d’une part, celui de la guerre civile et de la corruption la plus atroce, d’autre part celui de la bonne conscience. Ou du moins de la bonne conscience de ses dirigeants.

             Car les peuples, eux, se taisent. Ils ont laissé le monopole de la parole aux commissaires d’une Union chaque jour plus soviétique. Sa désagrégation est inéluctable. La seule question valable est : connaîtrons-nous le même sort que les Russes au temps de Gorbatchev et Eltsine ? La perte d’un quart du territoire, d’un tiers de l’industrie, l’inflation galopante et la misère… Les prémices foisonnent. Chacun de nous retient son souffle.

 

 

 



[1] Yearling : cheval pur-sang âgé de dix-huit-mois. Sea the Stars : étalon vainqueur des courses de l’Arc de Triomphe et du Derby d’Epsom en 2009.

[2] Egalement consultés par référendum, les Espagnols et les Luxembourgeois adoptèrent la constitution.

[3] Thomas Jefferson, l’inventeur du paratonnerre alors ambassadeur à Paris, qualifia le groupe des rédacteurs du projet de constitution fédérale d’assemblée de demi-dieux.

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

mardi, 23 septembre 2014

Un drôle d'été français - France, mère des arts, des lettres et des sciences

Samedi 18 août 2012

 Comprendre le monde pour comprendre la France -des jeunes à foison, des femmes rémunérées, des hommes à écarter, une nature rare et des avancées techniques incontrôlées

          Notre fils et ma nièce restent à Trouville cet après-midi. Pas question de nous accompagner à Cabourg, ils préfèrent rester avec leurs potes. Nous sommes invités par un ami pour l'anniversaire de son fils -trois ans. Le prétexte pour les adultes d'écluser quelques gobelets tandis que le garçonnet reste dans les jupes de sa grand-mère. Le temps est presque normand : nuages, soleil, nuages, soleil, mais pas de pluie !
            Je retrouve des amis tunisiens. Amoureux des chevaux, ils viennent eux aussi tous les ans passer la dernière quinzaine d'août en Normandie. Leur humeur est plutôt sombre. L'été dernier, ils rayonnaient d'espoir et de fierté dans l'attente assez confiante de la démocratie. Cette-fois, ils me font part de leur colère et, aussi, de leur amertume face au vote des Tunisiens de France qui ont majoritairement voté Ennahdha, le parti islamiste vainqueur des élections.
- Ils jouissent de la liberté la plus totale en France et veulent nous renvoyer vivre au Moyen-Age ! C'est trop facile! Qu'ils reviennent avec nous et supportent ce que nous commençons à vivre ! Pas plus de liberté que sous la coupe de Ben Ali et de son gang, une vie dans la peur et bientôt dans la misère avec le tourisme et l'économie qui s'effondrent !

- Rien n’est encore perdu. C’est normal, le remue-ménage après un renversement de dictature.
- Viens voir à Tunis. Les prisons ont été ouvertes, les voleurs, les violeurs courent dehors. Nous sommes obligés de faire des tours de garde la nuit pour protéger les appartements. Toute l’économie est bloquée. Le tourisme et les rentrées de devises, c’est fini. Nous sommes en train de passer sous la coupe du Qatar. Et moi, entre le FMI et le Qatar, je préfère le premier.
- Encore le Qatar ! Il est déjà chez nous. Qu’est-ce qu’il fait chez vous ?

- Oh, ça fait un moment qu’on le supporte, au temps de Ben Ali, il était déjà là. Ennahdha est juste un peu moins gourmand, pour l’instant du moins, mais il lui livre tout : les phosphates, les raffineries, l’aéroport de Tunis, plus des terres agricoles pour y construire des méga-villes forteresses réservées à toute la racaille du Golfe. Quant à nos chômeurs, ne te fais aucune illusion : plutôt que rester à crever misère dans le pays, ils préfèrent encore crever misère en France, s’ils ne se sont pas noyés sur le détroit de Lampedusa. Parce que l’Algérie, elle ne veut pas de nos ouvriers : elle préfère importer les Chinois !
            Nous éclatons de rire. Des Chinois en Algérie ? Je cherche mais non, je ne vois pas de contrepèterie.
            Des applaudissements fusent. Le petit garçon vient de souffler ses bougies. Il rit. Il ne comprend pas la fête mais ressent et partage la bonne humeur générale. Où sera-t-il dans vingt-ans ? En Algérie ou en Tunisie peut-être, ou en Inde…

            La confiance de notre Président en la sortie de crise, qu'il prévoit tranquillement pour 2014, me ferait sourire si cette imbécillité n'était terrible au poste qu'il occupe. C'est bien l'anticipation que l'on peut attendre d'un homme formé à HEC (Hautes études commerciales, l'une des toutes premières écoles commerciales mondiales) : il croit aux cycles économiques, aux alternances inaltérables des phases de croissance et de récession.
            Hep, monsieur le Président, la crise actuelle n'est pas une crise économique, c'est une crise anthropologique[1], c'est une crise de transition pour l'humanité toute entière. La croissance reviendra peut-être en 2014, mais ce n’est pas la question. Vous êtes là pour comprendre le monde et il est manifeste que vous n’y pigez rien. D’ailleurs, vous ne vous posez pas de question.
            Jusqu'à la fin des années 80, le monde était bipolaire et cadenassé par l'opposition entre les pays plus ou moins contrôlés par la Russie soviétique (Europe de l'est, Corée du Nord, Chine, Inde,  Vietnam, Algérie, Egypte, Cuba...) et ceux sous tutelle des Etats-Unis (Europe de l'Ouest, Japon, Australie, Amérique latine, Canada...). Depuis, nous vivons dans un monde multipôlaire où des peuples sortent de la pauvreté la plus crasse, où les Etats jadis pauvres ne pensent qu'à prendre leur revanche sur les anciennes puissances.
             Rappelons-nous : depuis trente ans, le monde est parcouru du soubresauts violents aux ressorts identiques. 1974 a été le tournant : les prémisses du « printemps arable » sont apparus lorsque, pour la première fois, les états producteurs de pétrole ont décidé de soustraire le contrôle de leurs puits aux compagnies pétrolières américaines, anglaises ou françaises.
            A chaque fois, le même scénario se déroule : d’abord une crise monétaire, ensuite une crise économique. Durant la décennie 80, elles frappèrent l'Amérique latine, l'Afrique et le Proche-Orient avec la banqueroute égyptienne ; elles touchèrent ensuite l'Europe centrale, avec l'effondrement polonais et celui de l'Union soviétique, ainsi que le Sud-est asiatique ; enfin, durant la décennie 2000, la crise financière de 2007 aux Etats-Unis qui se propagea ensuite à l'Union européenne sous la forme de crise de la dette souveraine.

            Ces crises financières ne sont pas le fruit seulement de la porosité pouvoirs publics-crime organisé. Elles sont l’écume d’une houle de fond qui traverse la planète, du Sud au Nord, de l’Est à l’Ouest et transforme profondément l’humanité.
            Pour la première fois dans son histoire, celle-ci est citadine. Le lien est brisé entre la nature et l’homme -nous y reviendrons plus bas. Surtout, pour la première fois dans son histoire, ses nouveau-nés ont la chance de vivre au moins jusqu’à 75 ans, soit un quart de siècle de plus que leurs ancêtres nés en 1900. Oh, il vaut mieux être Japonais qu’Angolais mais concrètement, cette espérance de vie signifie que les femmes n’ont plus besoin d’accoucher de 10 enfants pour en avoir 5 arrivés à l’âge adulte. Cela signifie aussi que l’amélioration continue de la santé des Terriens durant les soixante dernières années s’est traduite par une arrivée massive de jeunes sur le marché du travail : en vingt ans, entre 1990 et 2010, la population active mondiale–celle dont l’âge se situe entre 15 et 65 ans- a plus que doublé, de d’1,3 milliard à 3,4 milliards. Et cela, partout dans le monde et plus qu’ailleurs dans les pays naguère les plus pauvres, ceux d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie.
            Alors, dans tous les états de la planète, les dirigeants ont peur. Dans les pays que l’on n’appelle plus pauvres mais émergents, ils ont peur de cette masse de jeunes qui arrive et qui réclame sa place et qui ne la trouve pas. Dans les pays développés qui deviennent des « immergents », la peur vient de tous ces jeunes immigrés qui arrivent par bateaux et traînent sans papiers dans les rues des villes et banlieues où ils sont en concurrence défavorable avec les jeunes nés sur place.
            Comment en sommes-nous arrivés là ? Par deux mouvements de fond : d’une part, la consommation frénétique qui a saisi les peuples d’Europe et d’Amérique du nord, puis les Australiens et les Japonais à partir des années 80, d’autre part, la volonté de ces mêmes peuples d’aider les pays pauvres à sortir de leur misère. Pour cela, il fallait du travail et les grandes entreprises du nord ont commencé à leur en donner en y implantant des sites de production. Le Japon fut le premier à en bénéficier. A partir de 1990, après la grave crise financière traversée par l’Amérique latine, les grandes institutions internationales ont modifié leurs modes d’intervention dans l’aide au développement en se fondant sur le « consensus de Washington ».    Rédigée en 1990 par John Williamson[2], cette feuille de route en dix points exigeait des pays demandeurs d’aide au FMI ou à la Banque mondiale qu’ils adoptassent les fameuses « réformes structurelles » : libéralisation des échanges, réforme fiscale, privatisations, adoption d’un taux de change compétitif… Bref, tout ce que l’on reproche aujourd’hui aux pays émergents ! Mais ne sommes-nous pas des arroseurs arrosés ?

             Ce sont nos grands groupes qui sont partis à la conquête de ces pays : hier en y délocalisant leurs usines pour y profiter des bas salaires et des exportations à bas coût, aujourd’hui en profitant de l’émergence de classes moyennes. Nos pays, et la France désindustrialisée plus que la plupart, ont fait le choix du pouvoir d’achat au détriment de celui de l’emploi. Et lorsque la situation a commencé à être plus tendue, alors on a créé le RMI, rebaptisé ensuite RSA, pour que même les chômeurs puissent s’équiper de smartphones et d’écrans plats. Et nous en profitons tous, car les pays émergents n’exportent pas que des biens, ils exportent aussi des femmes, des hommes qui viennent garder nos enfants, refaire nos maisons ou trimer dans nos champs ou sur les chantiers à des salaires bien inférieurs au revenu moyen du salarié CDI.

            Et rien ne m’exaspère plus que nos dirigeants qui se plaignent que nous vivons au-dessus de nos moyens. Qui a organisé la globalisation si ce ne sont les dirigeants des pays de l’OCDE et des multinationales ? Qui a permis la dévaluation compétitive pour les pays « cargo » qui sont aujourd’hui nos créditeurs ? Qui se vantait de faire d’Alcatel une firme sans usines ? le hic est qu’ils ont créé un monstre à la Frankenstein qu’ils ne maîtrisent plus.

             Nos pays immergents n’ont pas seulement dissocié travail et pouvoir d’achat, ils ont fait le choix du pouvoir d’achat contre le travail. Au lieu d’accroître le pouvoir d’achat des travailleurs en augmentant leurs salaires, ils l’ont accru en leur livrant des produits à bas coûts, fabriqués dans les usines à sueur. Le cas du textile est l’un des plus éclairants en la matière. Dans les années 80, les ouvrières de l’Aube et du Nord se retrouvèrent au chômage, au profit des Marocaines et des Tunisiennes d’abord, puis des Sud-africaines. Après que la Chine fut entrée dans l’OMC en 2003, alors ce fut au tour de ces dernières d’être congédiées : pour les grands donneurs d’ordre français, aucune raison de payer une Marocaine 210 euros au mois quand les Chinoises se ruaient dans les ateliers pour percevoir un salaire de 30 euros[3]. Et aujourd’hui, c’est au tour des Chinoises d’être licenciées au profit des Bengalies. Et après les Bengalies ? A qui le tour ? Les papoues de Nouvelle-Guinée ? Les Guaranis du Brésil ?
            La course au salarié le moins cher devra bien cesser un jour, mais ce jour-là n’est pas pour demain. D’ici 2050, plus d’1 milliard de jeunes actifs seront venus sur le marché du travail. Et toi, mon fils aîné, diplômé, bardé d’une multitude de stages, toi qui as envoyé près d’une centaine de CV avant de décrocher la timbale « CDI », je me réjouis que tu ne sois pas tombé dans la déprime face à cette féroce concurrence. Je me réjouis que tu aies gardé ton estime de toi sans te laisser polluer par la morosité ambiante. Car tu n’es pas responsable de la situation actuelle. Pas plus que ta soeur, stagiaire :
- Maman, j’ai calculé, pour le temps passé, je suis payée 30 centimes de l’heure !
- Ne te plains pas ma fille, rappelle-toi ton stage de l’an dernier, tu travaillais pour la gloire.

            Le président Sarkozy qui se vantait de remettre la France au travail n’avait-il pas été élu pour son slogan : « je serai le président du pouvoir d’achat » ? A quand un dirigeant qui proclamera « je serai le président du travail pour tous », indépendants ou salariés ? Ce type de dirigeant, on le trouve dans nombre de pays émergents, mais pas chez nous.

             Car vois-tu, mon fils, le temps presse. Aujourd’hui, c’est la Chine qui impose ses règles du jeu aux autres états. Demain viendra le tour de l’Inde. Ses centres de recherche en intelligence artificielle, dirigés et développés par des ingénieurs payés six fois moins que leurs pairs américains ou européens, lui donneront une position clé dans l’industrie mondiale. Pourquoi l’Inde ? parce qu’elle est portée par sa démographie.
            La jeunesse n’est pas un fardeau : elle est un gage de réussite future. Regarde l’histoire ! Les puissances dominantes le sont devenues par leur essor démographique : l’empire malien du XIII° siècle, l’Europe du XVIIème au XIXème siècle puis les Etats-Unis au vingtième. Et, à chaque fois, ils se sont effondrés par leur recul démographique.
            Alors devons-nous, Européens vieillissants, nous résoudre à sortir de l’histoire ? Non, car sortir de l’histoire, c’est entrer dans l’appauvrissement. Ces vingt dernières années, nous nous y sommes maintenus grâce au crédit octroyés par nos fournisseurs, jusqu’à ce que se brise l’alliance entre la finance et les puissances émergentes.
            Oh, il n’y a pas de complot. La finance ce ne sont pas les mythiques hedge funds de Londres ou des Bermudes, ni les grandes figures à la Soros ou à la Warren Buffet. Non, la finance, ce sont les instituteurs retraités de Californie, ce sont les retraités de la fonction publique ou des régimes Arrco-Agirc. Confrontés à la baisse de rendement de leurs portefeuilles et au déséquilibre du ratio cotisants-pensionnés, ils ont exigé des grandes entreprises qu’elles accroissent leur rentabilité. Le fameux retour de 15 % sur les fonds propres ! Et cette exigence s’est retournée contre les collaborateurs des entreprises : le partage de la valeur ajoutée[4] a peu à peu basculé vers les actionnaires. De 22,9 % en 1981, la part des actionnaires s’est hissée à 30,3 % en 2011. Oh, celle des salariés n’a apparemment que peu baissé, de 63,2 % à 59,3%[5] mais elle comporte une part croissante de charges sociales qui grèvent leur pouvoir d’achat.
            Ne cède pas aux raccourcis faciles, mon fils ! Les actionnaires ne sont pas des méchants. Tu les connais : c’est ton grand-père retraité, c’est ta mère lorsqu’elle était salariée en entreprise et qu’elle bénéficiait d’un fonds d’épargne salariale plus d’un PERCO, c’est ton oncle qui place son épargne dans des Sicav actions !

            Te rappelles-tu Véronique, responsable des investissements dans une caisse de retraite ? Elle nous avait fait bien rire à l’apéro, lorsqu’elle nous narrait ses escarmouches avec son directeur financier. « Il vient du Crédit Suisse AM. Pour montrer combien il était meilleur que nous, il a investi en mai 2008 5 milliards d’euros sur des obligations souveraines grecques. J’étais affolée, j’ai tenté de l’en dissuader. Rien à faire, je me suis fait traiter de fonctionnaire timorée, y compris par le directeur général ! Résultat : on se retrouve avec une paume énorme ! Et on fait comment maintenant ? »

             Tu comprends maintenant pourquoi l’Europe a voulu sauver ses banques et ses assureurs ? D’où vient le terrible pouvoir de nuisance de la finance sur l’économie ? Chacun d’entre nous détient une part de responsabilité dans la situation actuelle. Nous les vieux, moi-même comprise, bien que, rejetée du salariat, je doive me démener en tant que très petit entrepreneur, nous avons tous fait la guerre aux jeunes, du moins dans les pays développés. Est-ce parce que mes frères aînés se souviennent de leur violence des années 60, lorsque ils défiaient les pouvoirs établis ? Peu importe, aujourd’hui, le chômage des « jeunes » explose dans nos pays et nous laissons faire.
            C’est que, vois-tu, le « jeune » ne vaut plus rien. Tout ce qui est rare est cher et, j’y reviens, il existe sur Terre 3,4 milliards d’hommes et femmes en âge de travailler qui se battent tous pour des salaires, souvent de misère ou, du moins dans nos pays, plombés par des charges destinées aux retraités et aux exclus. Les chiffres parlent : en France, le salaire des sortants des grandes écoles n’a pas bougé, en euros constants, depuis 2000[6] ; « En Europe, prise dans son ensemble, le risque de faible rémunération chez les jeunes est plus de deux fois plus grand pour les tout jeunes travailleurs, avec la proportion de jeunes dans l’emploi faiblement rémunéré allant d’environ un jeune travailleur sur cinq au Portugal aux deux tiers aux Pays-Bas »[7] ; dans le monde, « le taux de chômage chez les jeunes âgés de 15 à 24 ans s’établissait à 12,6 pour cent en 2010, soit 2,6 fois plus que le taux de chômage des adultes »[8].

            Non, la mondialisation financiarisée n’est pas à l’origine de nos maux actuels. Elle n’est que la conséquence, le symptôme d’un bouleversement anthropologique inédit dans l’histoire humaine. Jusqu’au milieu des années 60, l’homme était une denrée rare qui, à ce titre, avait droit à notre considération. Aujourd’hui, il est abondant et perd peu à peu de son caractère exceptionnel parmi les êtres vivants.
            Paradoxalement, cette abondance est le fruit d’une réussite collective dont l’humanité peut s’enorgueillir : après s’être sortis des séquelles de la seconde guerre mondiale, les pays développés se sont engagés vigoureusement dans l’aide aux peuples les plus pauvres, finançant campagnes de vaccination et de nutrition. Critiquable sur bien de ses aspects –corruption, ingérence dans les affaires intérieures d’Etats…-, cette entraide mondiale n’en fut pas moins un succès… dont nous commençons à essuyer les revers.
            Si l’homme est abondant, la nature, elle, devient rare. Ne te trompe pas mon fils, la cause écologique est la seule cause qui vaille aujourd’hui. Encore faudrait-il s’entendre sur les termes : je ne te parle pas ici des Khmers verts entrés au gouvernement cette année et pour qui l’écologie consiste à s’immiscer dans nos vies intimes et à nous dicter nos comportements privés. Non, je te parle de la lutte ouverte que se livrent les puissances –entreprises ou états- pour s’accaparer des matières indispensables à la survie de l’espèce : les mers, les fleuves et les lacs, les terres cultivables et les terres rares. Ne confonds pas, les terres rares[9], ce ne sont pas des terres agricoles, ce sont dix-sept métaux, pas très rares en fait mais indispensables à l’industrie contemporaine, essentiellement celle des télécoms, de la défense, et à l’industrie verte –éoliennes, solaire, efficacité énergétique, automobiles électriques,…

             Ce matin, avant de partir à l’anniversaire du fils de notre ami, j’ai reçu un texto d’un de mes interlocuteurs de l’hiver dernier. Il travaille à la division « achats » d’un grand équipementier et avait bien voulu nous éclairer sur sa politique d’achats responsables. Comme d’habitude, une fois explicités les grands principes et les réalisations, incontestables, de son groupe, il s’était déboulonné.
- Tout ça, c’est bien beau mais ça ne pèse pas lourd quand je vais à Baotou.
- Baotou ?
- Oui, Baotou, personne ne connaît mais c’est le Centre névralgique de la high-tech, plus que Palo Alto ou Bengalore. C’est une ville de Mongolie-Intérieure, chinoise donc. Une ville-champignon née en moins de vingt ans de l’exploitation de la mine Bayan Obo. On y extrait toutes les terres rares, avec des techniques très polluantes : bains d’acide, séparations par acide sulfurique ou ammoniaque. Vous comprenez, les terres rares sont appelées ainsi parce qu’elles sont dispersées dans leur milieu et qu’il est difficile de les extraire et de les rassembler.
            Il soupire et poursuit.
- Baotou, c’est l’enfer sur terre. Presque pas d’herbe, presque pas d’arbre ! Tu as peine à respirer, tu apportes tes bouteilles d’eau minérale avec toi ou tu te saoûles au saké parce que l’eau sur place est entièrement contaminée. Quand j’y vais, je descends au Shangri La, un hôtel immense, comme ils les font là-bas, avec des salles de banquets qui accueillent plusieurs milliers de personnes… Je sors ? un amalgame de petites cahutes et d’immeubles high tech, des ouvriers de trente ans, tu leur en donnerais soixante, presque pas de femmes. Le far-west à l’Est !

- Mais pourquoi y aller ?
- Pour y négocier les meilleurs prix et les meilleurs délais pour les minéraux dont j’ai besoin. Surtout le dysprosium. Nous en avons besoin pour faire des aimants et nous ne sommes pas les seuls : en moins de dix ans, son prix a été multiplié par trente fois. Alors je négocie avec des fonctionnaires corrompus, y compris par moi. Vous voyez, les politiques d’achat responsables, je veux bien jouer le jeu, elles sont utiles pour réduire les coûts mais elles ont des limites…

             Eh oui, mon fils, ces minéraux que tu retrouves dans ton téléphone, ta télé, dans le panneau solaire que ton cousin a installé sur son toit, ils viennent à près de 95 % de Chine. Des terres rares, tu en trouves ailleurs, en Amérique du Nord, en Australie, au Groenland, en Pologne, et les Chinois n’ont que 30 % des réserves prouvées. Mais s’il y a une seule chose qu’on ne peut reprocher à leurs dirigeants, c’est le manque de vision.
             En 1992, le chef de l’époque, Teng Xiaoping, déclarait : « le Moyen-Orient a le pétrole, la Chine a les terres rares ». Ils ont mis le paquet sur la production, jouant sur les prix dès que des mines sont ouvertes ailleurs dans le monde pour rester les plus rentables. Résultat : toute l’industrie moderne leur lèche les bottes. Et les Etats aussi ! En 2010, la Chine avait restreint ses quotas d’exportation. Comme par hasard, c’était au moment de l’un de ses énièmes conflits avec le Japon pour le contrôle des îles Senkaku…
            Et quand, en juin dernier, l’Union européenne dont les entreprises importent 100 % de leurs besoins en terres rares, a commencé à s’intéresser au Groenland, le président chinois Hu Jintao est allé dans l’île autonome du Danemark … dès le lendemain de la visite d’Antonio Tajani, commissaire en charge de l’industrie. Pourquoi cet intérêt pour cette île autonome du Danemark, le pays le moins peuplé du monde avec à peine 57 000 habitants ? Parce que la calotte glacière fond à vitesse grand V et que le pays concentre le quart des réserves mondiales de terres rares. Inexploitables tant que les huit dixièmes de la surface du pays étaient recouverts de glace été comme hiver, elles vont le devenir d’ici moins de 15 ans, d’autant qu’elles sont concentrées dans le sud du pays, près de la ville de Narsaq, où la neige a toujours fondu l’été.

             Pauvre Groenland, tu vas devenir riche ! Car tu ne possèdes pas que des terres rares mais aussi des rubis, du cuivre… En 2015, London Mining, un groupe minier britannique commencera l’exploitation d’un gisement de cuivre. Pour cela, il lui faut des ouvriers. Où les trouver ? en Chine bien sûr. Il négocie donc avec des partenaires chinois[10]. Problème, les Inuits s’inquiètent de l’arrivée des quelques 3 000 hommes nécessaires même si les dirigeants promettent qu’ils ne se mêleront pas à la population.
            Le Groenland, ce n’est pas que des terres rares, c’est aussi, bientôt, des voies maritimes, une fois bien installé le réchauffement climatique. Leur utilisation réduira la dépendance du commerce Asie du sud-est-Europe à la traversée du canal de Suez, elle raccourcira les circuits de liaison Asie du Sud-est-côte ouest des Etats-Unis. Alors, même si l’Union européenne s’y oppose, je parie deux kopeks que la Chine obtiendra un poste au Conseil arctique. Cela fait des années qu’elle s’y obstine et elle réussira[11].

            L’équation que doit résoudre le monde contemporain est simple à l’énoncé : raréfaction des ressources naturelles plus explosion démographique égalent conflits militaires. Derrière les idéologies, partout où sévissent les guerres contemporaines, tu trouves du pétrole, de l’eau, de l’uranium ou des diamants –à quelques très rares exceptions près, telle la dislocation de la Yougoslavie.
            A cela s’ajoute le bouleversement (ou réchauffement) climatique qui entraîne déjà des déplacements de population. Eux aussi créeront des conflits, sociaux d’abord, militaires ensuite. La Terre a connu des modifications de son climat. Groenland ne signifie-t-il pas « le pays vert » ? La différence entre aujourd’hui et ce passé vieux de 500 000 ans, c’est que la Terre est bien plus peuplée. D’ici trente ans, des îles disparaîtront, le sud du Bengladesh sera recouvert par la mer, l’Afrique centrale connaîtra des épisodes de sécheresse durables et drastiques, comme l’Australie, la Russie ou le centre des Etats-Unis et les hommes quitteront leurs terres inhospitalières pour partir au Nord, là où il fait moins chaud. Pour l’instant, ce sont surtout les animaux qui fuient vers le Nord. En Europe où les températures moyennes ont augmenté de un degré centigrade en vingt ans, ce sont les oiseaux et les papillons qui se sont déplacés. Et les hommes suivront.
            Aujourd’hui, tu as quelques 50 millions de migrants dans le monde. Il y en aura cinq fois plus en 2050[12]. Il est indéniable que la recherche d’une vie plus facile motive la plupart des migrants aujourd’hui mais, déjà, tu observeras que le réchauffement climatique est souvent la cause première de leur départ – je laisse de côté les persécutés politiques.
            Prends le Niger par exemple. Les Nigériens ont une très longue tradition de migration, saisonnière (novembre-décembre puis mars-avril) mais celle-ci s’est accrue depuis vingt ans, en raison de l’acuité de la sécheresse. Jusqu’à peu, ils allaient vers le Nigeria, la Côte d’Ivoire et la Libye. Désormais, cette dernière leur est fermée, tout comme, dans une moindre proportion, la Côte d’Ivoire, à cause des guerres civiles. Le Nigeria s’y met à son tour : confronté à l’islamisme radical de Boko Haram[13], il se méfie désormais des immigrés nigériens, qui sont des musulmans sunnites, et les renvoie, manu militari, vers leur pays…
             Du coup, les migrations saisonnières se transforment en migrations sans retour, vers l’Algérie, l’Europe et le Maroc. Hier autonomes, elles sont organisées maintenant par des réseaux locaux de traite humaine : tu remarqueras que les femmes sont de plus en plus nombreuses parmi les migrants. C’est qu’elles sont beaucoup plus rentables que les hommes. Pour trois raisons : elles se révoltent moins, du fait de leur moindre force physique ; elles rapportent durant la migration grâce à la prostitution ; enfin, elles sont plus facilement acceptées dans les pays d’arrivée où il suffit qu’elles aient un enfant pour bénéficier du droit à l’installation.
             Ces migrations nées du réchauffement climatique, elles s’accélèrent et se poursuivront encore durant les cinquante prochaines années. Un grand basculement démographique est à l’œuvre aujourd’hui et nul ne peut l’arrêter. Et ce qui le favorise, c’est que l’homme ne vaut plus grand-chose. En 1577, Jean Bodin écrivait « il n’y a de richesse ni de force que d’hommes ». En 2012, personne n’ose l’écrire mais « il n’y a de richesse ni de force que la nature ».

              La dés-organisation du monde se fonde sur la perte de valeur de l’homme, une valeur qui n’est pas que matérielle, mais spirituelle aussi. Il fallait que l’homme perdît de son caractère exceptionnel dans l’histoire pour qu’il fût plus malléable, plus corvéable et plus « sécable ». Pourquoi la Chine continue-t-elle d’appliquer la peine de mort ? Parce qu’elle est communiste ? Non, parce que ses hôpitaux ont besoin des condamnés à mort : ils fournissent les deux-tiers des transfusions d’organes. Il y a quelques mois, le quotidien anglais The Guardian a publié une enquête édifiante : une entreprise chinoise de cosmétique exportant en Europe utilise du collagène prélevé sur des condamnés à mort. Il en faut n’est-ce pas pour regonfler nos lèvres et colmater nos rides...

              Du début à la fin de vie, la marchandisation du corps humain est en route. Au niveau le plus miséreux comme le plus dispendieux. Dans une dizaine de pays d’Afrique, les policiers ferment régulièrement des usines à bébé où de jeunes filles sont cloîtrées jusqu’à ce qu’elles accouchent, qu’on leur prenne leur enfant et qu’on les rejette à la rue. En Californie, c’est plus glamour. Les actrices qui redoutent vergetures et élargissement des hanches recourent à la GPA ou gestation par autrui. Il leur suffit de donner un ovule fécondé par le « père » à un « womb for rent » ou « utérus à louer ». Et tout un chacun de se réjouir. C’est plutôt cher : Elton John et son compagnon ont déboursé 24 000 euros pour « leur fils » acheté aux Etats-Unis. L’Inde est plus abordable. Un millier de cliniques se partagent le marché, où les enfants se vendent autour de 15 000 euros, la « mère » porteuse percevant 3 500 euros en moyenne.  Il faut cependant bien choisir sa clinique car certains gynécologues particulièrement avides recourent massivement aux déclenchements prématurés de l’accouchement, au bout de huit voire sept mois de grossesse…
            Ce ravalement du corps des femmes à celui des vaches laitières, non, pardon, de vaches de réforme, n’est possible que grâce au progrès médical. Il n’est qu’une transition, certes désagréable d’un point de vue moral, mais bientôt, les femmes ne seront plus nécessaires pour porter des enfants, grâce à l’utérus artificiel. Bien entendu, les laboratoires qui travaillent sur cette technique la justifient par le bien qu’elle apportera aux mères sans utérus ou aux prématurés mais on peut être certain que les femmes les plus riches s’en serviront pour poursuivre leur vie sans être incommodées par les grossesses.
              Comprends-moi mon fils, je ne condamne pas la science ni les chercheurs. Je les admire. Ce que je condamne, c’est l’absence de réflexion de la société civile sur les conséquences de leurs travaux. Durant les années 1950-1960, l’utilisation de l’uranium pour la bombe nucléaire A suscita des débats très vifs, tant dans la communauté scientifique que parmi les citoyens des pays démocratiques. Aujourd’hui, le silence est assourdissant. Pas seulement sur le sort fait aux dépouilles des condamnés à mort ou aux enfants achetés par leurs « parents », mais aussi sur tout ces progrès qui nous facilitent la vie.

             Internet qui abolit les frontières participe autant que les migrations à l’effondrement des structures étatiques et de la cohésion des sociétés. La traçabilité de nos échanges sur la toile annihile notre vie privée. En droit, la violation du secret de la correspondance est punie d’un an de prison et de 45 00 euros d’amende en France. Dans la pratique, seuls les lettres postales sont concernées par cet article, nos mails ou nos recherches sur Internet sont la propriété des Google, Yahoo et autres Facebook. Nous préférons jouer les ignorants que regarder en face les impacts de cette violation.
             Notre monde retourne à l’esclavage, un esclavage bien plus raffiné que celui mené par les Romains ou les Grecs, les Arabes ou les colons d’Amérique. Pour le Petit Robert, l’esclave est une « personne qui n’a pas de condition libre, qui est sous la puissance absolue d’un maître, soit du fait de sa naissance, soit par capture à la guerre, vente, condamnation »[14].

               Laissons de côté les enfants esclaves utilisés comme soldats en République démocratique du Congo ou en Syrie, les petits sahraouis déportés vers Cuba, les employées de maison philippines séquestrées dans les états du Golfe ou au Liban, les « Vudusi » du Togo, du Bénin ou du Ghana et les « Haratines » de Mauritanie même si, au total, ils seraient trentaine de millions d’esclaves au sens classique, celui du Petit Robert.
              Intéressons-nous plutôt à la nouvelle race d’esclave qui naît sous nos yeux, anticipée par le Matrix[15] de Lana Wachowski mais sans qu’aucun Thomas Anderson n’émerge encore car l’accélération des progrès scientifiques nous fait perdre nos repères. Parmi ces nouveaux esclaves, je vois les enfants achetés par GPA, les mères porteuses, les pauvres d’Europe de l’est ou de l’Inde qui vendent leurs reins ou leurs rétines pour quelques centaines d’euros et puis nous tous aussi dont les comportements sont manipulés par les réseaux sociaux qui analysent, anticipent et incitent nos comportements. Les logiciels de prévision ne servent pas seulement à prédire la météo ou les risques de maladie ; ils augurent délits et crimes, achats et réservations, itinéraires de voyage. Petit à petit nous abandonnons des pans entiers de notre liberté en échange de l’ivresse de puissance que nous donne la technique.

               Nous sommes des esclaves sans maître déterminé contre qui nous pourrions nous révolter.

              Durant 2,5 millions d’années, nous avons vécu au sein d’une nature gratuite et luxuriante ; aujourd'hui, elle est rare et parcimonieuse quand nous sommes devenus une denrée surabondante. Et, parmi nous, les mâles sont les moins utiles à la marche du monde. Fondée sur la mécanisation et les services, l’économie, même agricole ou industrielle, n’a plus besoin de leurs bras. Oh, nous n’en sommes pas à sacrifier les bébés garçons à la naissance ! Ca, c’est pour les filles. Non, il suffit de les émasculer, pas physiologiquement mais neurologiquement et intellectuellement.
               Neurologiquement ? c’est la ritaline, ce régulateur de comportement prescrit à 10 % des enfants américains, dont 80 % sont des garçons[16]. Intellectuellement ? C’est la préférence donnée aux filles durant leur scolarité : en France en 2010, 71 % d’entre elles avaient décroché le baccalauréat, contre 61 % de leurs frères et cousins. La discrimination scolaire en faveur des filles se pratique dans les vingt-six pays les plus riches de la planète : lorsqu’on évalue les scores de compréhension d’un texte écrit, elles ont une note supérieure de 32 points à celle des garçons, les écarts allant de 51 pour la Finlande à 25 pour le Chili…

              Cette préférence donnée à la formation du capital intellectuel féminin n’est jamais remise en cause par la société. Et pour cause ! Les filles sont plus « sérieuses » -entendez moins sujettes à la révolte. Tout est fait pour améliorer leurs performances, notamment dans la filière lycéenne « S ». Que 23 % des garçons français sortent du système scolaire sans diplôme, soit presque deux fois plus (12 %) que leurs sœurs et cousines, ne gêne personne. Dans les sociétés développées, il est peu rentable d’investir sur l’avenir du jeune mâle.

                C’est au tournant de l’an 2000 que les femmes sont entrées massivement dans le travail salarié. Les statistiques mondiales de l’OIT sont éloquentes : la proportion de femmes ayant un emploi rémunéré, inférieure à 38 % en 1982, est passée de 42,9 % en 1996 à 47,9 % en 2006. Certes, les disparités subsistent. Alors que, dans les pays développés, on comptait, en 2003, 91 travailleuses pour 100 hommes, et, en Asie orientale, 83 travailleuses pour 100 hommes, au Proche-Orient, en Afrique du Nord et en Asie du Sud, elles étaient seulement 40 à disposer d’un emploi rémunéré.

             Après l’afflux des jeunes, l’urbanisation, la rareté de la nature et la fulgurance de la technique, c’est là le cinquième des chambardements de l’humanité contemporaine. Problème, si les hommes ne sont plus nécessaires à l’économie post-industrielle, ils ne sont pas disposés à abandonner leur pouvoir. L’égalité de salaires est loin d’être acquise. Dans l’Union européenne où cette dernière est inscrite dans la loi, « l’écart de rémunérations en 2006 s’échelonnait entre environ 4 % à Malte et 25 % en Estonie »[17]. Partout, les femmes sont surreprésentées parmi les travailleurs pauvres. En Inde, 36,1 % des femmes qui ont un emploi sont considérées comme des travailleurs pauvres selon le critère d’1 dollar par jour, contre 30 % d’hommes[18]. Quant aux emplois à temps partiels, ils sont leur apanage quasi-exclusif, la palme mondiale revenant aux Pays-Bas où 40 %  seulement des Néerlandaises travaillent à plein-temps.
            Surtout, le pouvoir réel, politique ou économique échappe au sexe que l’on peut encore dire faible. 14 Etats sur les 195 pays reconnus par l’ONU étaient dirigés par une femme en 2009 et, dans seulement 23 d’entre eux, les instances populaires -parlements ou sénats- accueillaient plus de 30 % de femmes. Dans le monde économique aussi, les femmes restent exclues des structures décisionnaires : 13 des 500 plus grandes firmes mondiales sont dirigées par une femme tandis que 97 % des terres agricoles sont la propriété des hommes…
            Ces bouleversements dans la marche du monde heurtent l’humanité entière, dans sa culture, dans ses civilisations et provoquent en retour crispations et haine.
             La maltraitance des femmes reste une constante quelque soit le pays : selon les données de la Banque mondiale, le viol et la violence conjugale représentent, pour une femme âgée de 15 à 44 ans, un risque supérieur au cancer, aux accidents de la route, à la guerre et au paludisme réunis. Les avancées permises par la science, telle la pilule, suscitent en retour des crispations sur les rôles traditionnels hommes et femmes, tout comme Internet desserre les liens anciens entre territoires et humains. Les difficultés d’intégration ou d’assimilation des migrants et descendants de migrants tiennent moins aux différences de culture qu’à la possibilité offerte par la technique –télévision par satellite ou réseaux sociaux- de conserver les liens d’origine.
             L’humanité a réalisé, ces trente dernières années, des progrès merveilleux : quasi éradication de la faim, allongement de la durée de vie, accès à l’éducation, aux services publics, ouverture des frontières… Aujourd’hui, elle a la gueule de bois. Il lui faut trouver désormais de nouvelles façons de vivre ensemble, qui dépassent les clivages anciens.

               Malheureusement, toute interrogation sur la marche du monde est proscrite par nos gouvernants. Et c’est dans la construction européenne que leur rigorisme est le plus criant.


 

 

 

 



[1] Anthropologie : science de l’homme en tant qu’il se différencie des animaux par le langage, les rites religieux et funéraires, l’utilisation de son intelligence artificielle et sociale, la complexité de ses organisations…

[2] Economiste membre du think tank « Institute for International Economics », situé à Washington, comme le FMI, la Banque mondiale, le gouvernement ou la Fed américains…

[3] Les conséquences négatives de l'adhésion de la Chine à  l'Organisation Mondiale du Commerce, sur le secteur textile au Maroc par Alexandra Smadja et Badr Laboizi
ESG Paris - Marketing & Commerce international 2006 – Mémoires on line

[4] La valeur ajoutée d’une entreprise est la richesse qu’elle crée au cours de son cycle annuel de production. Elle se partage ensuite, outre les impôts et taxes divers, entre deux facteurs de production, le capital et le travail. Le premier est représenté par l’excédent brut d’exploitation, le second par la rémunération des salariés, cotisations sociales comprises.

[5] Source Insee

[6] Source : Etude annuelle de la Conférence des Grandes Ecoles (année 2013).

[7] Source : Rapport mondial sur les salaires 2010/2011 de l’OIT.

[8] Source : Tendances mondiales de l’emploi 2001 ; le défi d’une reprise de l’emploi, rapport du BIP.

[9] Cerium, Dysprosium, Erbium, Europium, Gadolinium, Homium, Lanthane, Lutecium, Neodyme, Praséodyme, Promethium, Samarium, Scandium, Terbium, Thulium, Yttrium.

[10] CaixinOnline du 11 juin 2012 ; « after year of talks, Sichuan Miner still no closer to Greenland Deal »

[11] La Chine obtiendra un poste d’observateur permanent en 2013.

[12] Projection de l’OMI (Organisation internationale des migrations)

[13] Boko Haram ou « l’éducation occidentale est un péché » : groupe islamiste du nord du pays, prônant l’application de la charia dans les états du nord du Nigeria par le recours à la violence armée, contre les chrétiens (incendies d’églises et massacres de fidèles) et les forces fédérales (attaques de commissariats et casernes).

[14] Edition de 1991

[15] Film sorti en 1999 dans lequel les hommes servent de réserve énergétique aux machines.

[16] En France, où ce « médicament », conçu au départ pour soigner les adultes dépressifs ou narcoleptiques, commence à se diffuser, on observe le même écart : 3 à 4 % des garçons à l’école y seraient soumis pour 1 % des filles. Je considère qu’il s’agit d’un scandale de santé publique : aucune étude épidémiologique n’a été lancée pour comprendre comment, en moins de 10 ans, 3 à 4 % des garçons seraient atteints d’un trouble de comportement si grave qu’il nécessite l’absorption, plusieurs années durant, d’un psychostimulant.

[17] Tendances mondiales de l’emploi des femmes 2009, rapport de l’OIT

[18] Idem

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

lundi, 22 septembre 2014

Un drôle d'été français - France, mère des arts, des lettres et des sciences

Vendredi 17 août 2012

Les Français seraient donc trop riches

 

         A la fin d'une semaine de prises de rendez-vous et d'approches de contacts qui, je l'espère, seront mes clients de la rentrée, je file gare Saint-Lazare prendre le train pour Trouville. Dans mon compartiment souffle l'esprit de la fête. Oubliée la moiteur parisienne ! Autour de moi, des jeunes acharnés sur leurs mobiles ou tablettes pour préparer leur soirée ou s'en vanter auprès de ceux qui n'y seront pas. Leur présence ravive le goût de ma jeunesse.
Je me laisser aller après l'échange désagréable subi avec un couple au départ du train. Le mari était handicapé, je devrais dire « brandissait sa carte de handicapé » et j'avais eu le malheur de m'assoir sur une place « réservée », et cela dans un train aux deux-tiers vide ! Ah, que jamais je ne me comporte en handicapée si je le deviens !

            Enfin, nous approchons de Trouville mais, à trois kilomètres de l'arrivée, le ciel se couvre. Au terminus, je descends dans la bruine, pas le temps de respirer, mon mari m'embarque pour rejoindre des amis.
            Il y a là l'épouse d'un entraîneur de chevaux de course. Elle a passé son enfance au Liban. Du fait du travail de son mari, souvent par monts et par vaux, elle a renoncé à exercer sa profession de vétérinaire et s'est lancé dans l'aide aux écoles de là-bas auxquelles elle envoie meubles et livres. Tous nous rions à l'écoute de ses péripéties : démarchage des commerçants en France, recherche de capitaine de navire acceptant de prendre -pour rien et en cachette de l'armateur- son conteneur bisannuel, ruses et déboires du commissionnaire du port de Tripoli...

            « Une mère de famille qui fait dans la charité », diraient certains avec commisération, tant le travail familial non salarié est devenu symbole d'aliénation. Pourtant, quelle intelligence, quel esprit de solidarité, quelle finesse pour se jouer des barrières douanières ou policières ! Du fond de sa Normandie d'adoption, depuis cinq années, cette femme forge une chaîne de solidarité longue de milliers de kilomètres, d'une solidité à toute épreuve.
            Autour d'elle, personne ne s'étonne de cette mobilisation de compétences. Ne la retrouve-t-on pas chez nombre de Français ? Sans se vanter, sans s'indigner, selon la terminologie adolescente à la mode, ils font. La nouveauté est que cette construction de solidarités multiples est quasi-secrète. Elle ne réclame pas de subventions, se tient à l'abri des regards extérieurs. Parfois, elle aboutit à des pratiques contraires au bien-être de ses initiateurs. Il y a trois semaines, encore vacances chez mon père, j'avais reçu l'appel d'une cousine alors que nous revenions de la plage.
- Marie ? C'est Stef. Je suis coincée sur le parking de Carrefour Market à Saint-Pierre. La voiture ne repart pas. Tu peux passer me prendre ? Didier ne peut pas quitter le boulot.
- Je suis là dans dix minutes. C'est la batterie ?
- Non, il ne semble pas. Un type qui avait des pinces dans sa voiture est venu m'aider mais on n'a pas pu faire démarrer le moteur.
        Quand nous nous retrouvâmes, après avoir transféré ses courses dans mon coffre, elle me demanda de l'emmener chez un certain Michel, un ancien de Turboméca « qui fait le mécanicien ».
- Tu n'as pas d'assistance avec l'assurance ? Ca serait plus simple de la faire jouer, non ?
- Non, non, je préfère Michel. Ce soir, il emporte la voiture avec son camion, demain il la répare et je la récupère le soir.
- Je pige pas là. Tu peux faire marcher ton assistance, que tu paies déjà, et là, tu préfères passer par un type que tu vas payer et en plus tu n'auras aucune certitude sur la qualité du boulot.
- Si tu piges pas, j'y peux rien.

         Vlan dans les gencives ! C'est vrai, pour moi, c'est quoi la solidarité ? Parisienne, bien insérée, au fait des circuits, ai-je besoin des autres ? Entre deux assurances, l'une obligatoire, celle de son automobile, l’autre apportée par un réseau de relations faites de services échangés, monétisés ou non, Stéphanie a choisi. La morale fiscale et sociale n'y trouve pas son compte : la réparation aura été faite au black. Mais qui suis-je pour critiquer ? En début d'année, n'étions-nous pas passés par un « consultant en subventions » ? D'Orange où il est installé, il nous avait piloté dans le dédale administratif de Paris et de la région Ile-de-France pour que nous présentions notre association aux décideurs divers, de l'ADECTE à je ne sais plus quels bureaux.
        D'un côté, ceux qui savent et sucent au sang une vache naguère grasse, de l'autre ceux qui refusent ce savoir et se tissent une solide cotte de maille face à une adversité grandissante. Car il faudra être solide. Notre déchéance n'a-t-elle pas été programmée par ceux-là mêmes qui nous dirigent et nous représentent ?

        C'était à l'automne 2011. Nous avions passé deux heures dans le bureau d'un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères. S'apprêtant à quitter ses fonctions pour organiser, de New York, une réunion internationale, il s'était montré attentif et détendu et nous avait fourni conseils et recommandations utiles. A la fin de l'entretien, comme il nous raccompagnait vers l'ascenseur, je lui demandai si il était lié à un écrivain français mort il y a plusieurs siècles et dont il portait le nom. Imbu de ce que je fis la connexion, il s'immobilisa dans le couloir et glosa sur sa famille, sur ses vignobles... Nous nous serrâmes la main et là, il fit une confidence ou, plutôt, lâcha une bombe :
- Vous savez, les Français sont beaucoup trop riches. La planète ne supportera pas que des milliards d'êtres humains accèdent au même train de vie que nous. Il faut que les Français réduisent leur train de vie !
J'ai l'esprit d'escalier. D'ascenseur en l'occurrence. Ce n'est que revenue sur le trottoir que je trouvai les mots :
- Mais c'est un traître !
Mon associé tempéra :
- Il ne faut pas exagérer, c'est vrai qu'il faut rééquilibrer les niveaux de vie entre Terriens.
- Ce n'est pas une question de train de vie, c'est une question d'utilisation intelligente des ressources naturelles et de maîtrise des modes de production ! Au nom de quoi, de qui, devrais-je m'appauvrir ? Et cet homme, c'est moi, c'est toi qui le payons, non ? C'est quoi un diplomate qui me représente en disant aux autres pays : allez-y, je suis d'accord avec vous, les Français sont trop riches ? Ce type nous bassine avec le respect de la nature et ses vignobles bio. Qu'il me respecte moi, et qu'il respecte son pays ! C'est ça la mondialisation ? L'enrichissement pour les autres et la tiers-mondialisation pour nous ? Et, puis, tu as bien entendu : il a dit : « les Français sont trop riches ». Il n’a pas dit « Nous sommes trop riches ».
            Mes mains tremblaient tant j'étais ulcérée. Mon associé me débloqua l'anti-vol du vélo. Ne pensez-pas que je suis « écolo », non, le vélo est un moyen simple, agréable et pas cher de maintenir la forme.
            C'est en souvenir de cet homme que j'écris ces lignes, le lendemain matin de ma première soirée trouvilloise. La trahison des élites était pour moi le titre d'un livre, jamais ne l'avais-je ressentie dans ma chair. De tous les interlocuteurs de ces derniers mois, aucun ne m'avait laissé une telle sensation de total abandon. Chacun se débattait, chacun tâchait de faire au mieux, dans les limites de ses moyens et sous la pression tant de la hiérarchie que d'une population aux nerfs à fleur de peau. Mais vraiment, aucun jamais ne lâchait, tel ce commissaire européen brandissant lors d'un colloque un feuillet sur lequel était inscrits les rangs futurs des Etats au regard de leur puissance économique, avec une France régressant à la vingtième place en 2025.
            A l'égard de la quasi-totalité de ces décideurs, politiques ou économiques, j'avais éprouvé du respect. Ils me rappelaient ces soldats de l'offensive de juin 1940 massacrés par l'avancée de l'armée allemande tandis que leurs grands chefs militaires préparaient l'armistice. Certes, ces dirigeants d'aujourd'hui manquaient de vision, de compréhension à la fois du monde et de la France, mais ils restaient des lutteurs.
              A ceux qui me diront : « sur quatre vingtaines de lutteurs, tu n'auras rencontré qu'un « traître », ce n'est pas bien grave », je réponds que ce « traître »-là n'occupe pas une fonction anodine. Diplomate, il représente la France devant les autres pays. Par son discours, il leur signifie : « la France ne lutte plus, la France est un fruit mûr facile à cueillir. Allez-v, attaquez ses banques, attaquez ses entreprises, attaquez le mode de vie de sa population, les risques sont minimes. » Et puis, ce discours, trop souvent je le perçois en filigramme des énoncés d' « experts » derrière qui avancent nos dirigeants « politiques » de l'heure, trop lâches pour se mettre en avant.

            Engourdie, je me lève, m'étire et cours sur place. Il doit être un peu plus de 9 heures. Il y a près d'une heure et demie que je suis partie courir le long de la plage de Trouville vers le nord, profitant du retrait de la mer pour longer les falaises à petites foulées, sans rencontrer plus de trois pêcheurs et moins d'une demi-douzaine de coureurs. Je me rassois sur mon rocher en forme de fauteuil, pose mes pieds mouillés sur un autre puis sors le carnet que j'avais glissé dans mon dos.
            Je m'agace que l'euphorie de la course et la beauté de la plage n'agissent pas contre le fiel du souvenir de mon diplomate. Le grand raoût international s'est déjà tenu, sans grand succès. Tu m'étonnes ! La protection des ressources naturelles, la réalisation des objectifs du millénaire, qui s'en soucie ? C'est la course, non seulement à l'armement militaire, mais au contrôle des ressources, agricoles ou de terres rares, armes plus que létales, c'est la course à la puissance économique.                 

             Navires et tankers croisent devant moi. Plus loin, l'Angleterre. Dans mon dos, les falaises. A ma gauche, voiliers et fun boards sortent de l'école de voile. A quelques encablures sur ma droite, fument les raffineries du Havre.
             Le Havre où, en 1941, Jean-Paul Sartre  écrivit « Les mouches ». Inspirée de celle du même nom d'Euripide, sa pièce de théâtre est tombée aux oubliettes. De retour d'Allemagne où il avait été tenu prisonnier, le philosophe avait été frappé par la vulgate pétainiste qui appelait les Français à la repentance de leurs soit-disant erreurs passées, celles-là même qui auraient expliqué la défaite de 1940. D'où son choix des Mouches, qui envahissaient la ville d'Argos où Oreste opposait sa volonté aux Dieux.    
            Cinquante ans plus tard, Jean-Paul Sartre enfoncerait le clou : « J'ai essayé de montrer que le remords n'était pas l'attitude que les Français devaient choisir après l'effondrement militaire de notre pays ». Le remords ? Depuis deux dizaines d'années au moins nous sommes immergés dedans. Remords de la guerre d'Algérie, remords du colonialisme, remords des guerres napoléoniennes, remords de l'esclavage, remords, remords... Pardon, en quoi devrai-je être tenue responsable des actes de mes ancêtres ? Ils étaient de pauvres paysans accablés d'enfants et d'impôts !

            Je me souviens. J'allais vers mes 15 ans. Mes parents m'envoyaient en Allemagne, en séjour linguistique. Je feuilletais le dépliant de l'organisme quand débarqua à la maison un ami de mes parents.
- Qu'est-ce que tu lis ?
- La brochure sur le séjour que je vais faire en Allemagne en août prochain.
- En Allemagne ? Où çà ?
- Pas loin de Francfort.
- Montre-moi.
            Et le voici qui se met à me parler de la beauté de la Forêt Noire et du Rhin, du sens pratique des Allemands. A l'époque, les enfants écoutaient et ne posaient pas de questions. Dès qu'il fut parti, je me précipitai vers ma mère.
- Comment connaît-il si bien l'Allemagne ? Il y va pour son travail ?
- Non, il a été déporté. Comme il refusait de partir avec le STO, il avait rejoint le maquis, avait été capturé et envoyé en camp. Il était jeune, bien portant, étudiant en génie mécanique, alors les communistes du camp l'avaient protégé et fait partir comme ouvrier dans une usine dans la banlieue de Francfort. C'est comme ça qu'il a connu l'Allemagne et je peux te dire, il est peu probable qu'il y reparte un jour.
- Je ne savais pas tout ça !
- Non, il n'en parle pas. Quand il est revenu à la gare de Dax, Hélène, qui était déjà sa fiancée à l'époque, ne l'avait pas reconnu tant il était maigre. Mais toi aussi, tu te tais. Je ne suis même pas sûre que ses filles soient au courant.
            C'était le milieu des années 70. Le mot d'ordre alors était de regarder vers l'avenir, sans repentir ni remords, ainsi que le voulait le Sartre de 1941. Après s'être reconstruits, les pays qui avaient souffert sous le joug allemand ainsi que l'Allemagne, divisée en deux, avaient décidé de construire une Europe forte et pacifiée, au moins dans sa partie occidentale.
             L'échange avec cet ami de mes parents m'a durablement marquée. De son passage en Allemagne, il ne me transmettait que la beauté des paysages rhénans et l'ingéniosité de ses habitants. Ainsi, il me protégeait des préjugés, m'encourageait à me confronter à d'autres comportements et à en tirer ma propre opinion, me laissait ma confiance en la vie et en les hommes.     
               L'insouciance de la jeunesse, pendant de son impuissance politique[1], était un trésor que les adultes s'enorgueillissaient de préserver. Aujourd'hui, les enfants sont sommés d'adopter des comportements « écologiquement » responsables et, tels de petits agents de la Stasi, d'espionner leurs parents récalcitrants : séparer les ordures ménagères, ne pas fumer, ne pas consommer trop d'eau...
            Car bien entendu, ce sont les enfants qui sont responsables de la pollution sur la planète. Ce sont eux qui envoient les déchets industriels ou hospitaliers au fin fond du Tibet ou au large des côtes somaliennes, ce sont eux qui émettent le plus d'émissions de CO2 dans l'air, ce sont eux qui ont asséché la mer d'Aral ou empoisonné le fleuve Anani pour y trouver de l'or. Quant aux gosses qui s'ennuient à l'école, ce sont des nuls, tout juste bons à être parqués dans des collèges poubelle où règne la violence de petits caïds qui très vite deviendront grands.
            Bizarre, bizarre, au temps du plein emploi, nul n'aurait songé à traiter de nuls ceux qui, à 14 ou 16 ans, partaient en apprentissage ou, le brevet en poche, rejoignaient telle ou telle entreprise trop heureuse d'avoir de nouveaux employés. Il n'y avait pas de bac pro, juste des collèges « professionnels », bien tenus, bien équipés, d'où sortaient de futurs ouvriers fiers de leur savoir tout juste acquis. La modernité n'était pas un gros mot, elle était porteuse de joie.

            C'est cette joie que je veux retrouver. Je me lève, m'ébroue, re-coince mon carnet dans le bas du dos et repars vers la maison. J'ai plus de cinquante ans mais je jouis de toute ma santé et j'ai bien l'intention de continuer à profiter pleinement de ma vie. La peur de l'avenir, le chômage, l'appauvrissement programmés, ils sont le fruit d'une conjuration dont je ne fais pas partie. Une conjuration sans nom ni tête, une conjuration issue de l'abandon de leurs prérogatives par les politiques, résultante de la recherche du profit maximum par des groupes industriels ou de services sans contrôle, une conjuration d'autant plus dure à combattre que ses membres ne savent même pas qu'ils en font partie, une conjuration qui n'aura pas ma peau.
            Je cours sur le sable, je cours dans les flaques et sur les rochers glissants, je cours sans perdre haleine. Ce plaisir là n'a aucun prix. Nul n'a prise sur lui. Ni sur celui de mon fils et de ses amis que je rejoins trois quarts d'heure plus tard sur la plage.

            William Strauss et Neil Howe l'ont démontré dans leur livre « Generations : The History of America's Future, 1584 to 2069 ». Pour ces deux essayistes américains, que m'a incité à lire l'un de mes -rares- interlocuteurs optimistes (sans doute parce qu'il s'agissait d'un vieux professeur d'économie, doté d'un certain recul sur le cours des choses), la vie des peuples, comme celles des hommes, suit un cycle de quatre phases, dites générationnelles et d'une durée de vingt à vingt-deux ans ans : enfance, jeunesse adulte, âge mur et vieillesse. Chaque génération se comporte comme une cohorte d'individus partageant des attitudes façonnées au cours des évènements qu'ils auront traversés durant leur enfance et leur jeunesse. Tirant leur thèse de l'observation de l'histoire des Etats-Unis -mais elle vaut aussi pour la France, Strauss et Howe identifient donc quatre phases ou tournants. La première est appelée « haute phase » : il s'agit d'une ère post-crise durant laquelle règne la confiance en l'avenir en raison de la solidité des institutions publiques. Le prix à payer est celui du conformisme pour la génération dite silencieuse, celle qui était adulte de 1945 à 1968.
            Survient alors le temps des « prophètes ». Au nom d'un idéal d'autonomie, à la fois personnelle et spirituelle, les enfants de cette génération silencieuse rejettent les institutions de l'ère précédente. Ce temps du réveil qui se caractérise par une riche inventivité sera suivi de l'Unraveling, de la moitié des années 80 aux premières années du millénaire. La société passe de l'individualisme à l'atomisation, les institutions, de faibles, deviennent objet de défiance et de moquerie, les partis politiques cèdent place à des camps aux valeurs antagonistes. Née entre 1961 et 1981, la génération appelée X aux Etats-Unis, Y en France (ne me demandez pas pourquoi) a pour archétype le nomadisme.
            Arrive enfin la quatrième phase, celle de la crise. En réponse aux menaces pour la survie de la nation, la génération millénaire, celle des héros nés entre 1982 et 2004, reconstruit les institutions. L'autorité civile renaîtra, les individus ressentiront l'appartenance à un groupe et, collectivement, redéfiniront l'identité nationale. Strauss et Howe s'appuient bien évidemment sur l'histoire américaine, assimilant les jeunes de ce jour aux GI des années 40.
            Pour ma part, heureuse sur la plage, je regarde cette petite bande de garçons et filles taper comme des brutes dans un ballon -aucun Zidane parmi eux. Ils me rassérènent. Je crois en l'avenir, je crois en eux. Et ma confiance est d'autant plus solide que nous en avons fini des hommes providentiels. L'usage d'Internet a aboli les hiérarchies ou, plutôt, ne tolère que celles légitimes et limitées à un champ déterminé. Oui, ces gamins de 12-15 ans nous sortiront d'affaire ! A une condition, que nous leur donnions les clés de ce monde. La première ? La compréhension.

 

 

 



[1] La majorité légale ne serait ramenée de 21 à 18 ans qu'en 1976

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

dimanche, 21 septembre 2014

Un drôle d'été français - La guerre sans nom

Samedi 12 août 2012

Les bruits de bottes du petit Maréchal Hollande

          Il est 10 heures du matin. Mon fils, mon frère et ses filles sont partis à la plage, mon père chez un ami. Ma seule obligation ? nourrir et promener le chien. Pour l’heure, je me berce dans le hamac, à l’ombre sur la terrasse, une bouteille d’eau et le dernier Coben à portée de main, sur la table de ping-pong.
         Le mal de tête me taraude moins mais je suis incapable de lire. Je me passe sur la tablette les photos d’enfance que j’ai numérisées l’été dernier. Sur l’une d’elles, les cousins alignés sur deux rangs, en short et chemisette, droits comme des I, tenant comme des fusils des épées de bois que nous avaient fabriquées nos pères. Nous en avons fait des batailles, aussi héroïques que celles de la guerre des boutons !
          Derrière le champ de maïs, les coralins bruissent dans le vent et le frémissement des feuilles parvient jusqu’à la maison. Le bois était notre terrain d’aventure mais nos guéguerres relevaient plus de l’ère punique que de la guerre moderne. A l’époque, on la disait froide. Cela voulait dire que la Russie, les Etats-Unis et la Chine ne s’affrontaient ni sur leurs territoires ni sur l’Europe mais à leurs confins -Cuba, Corée, Viet-nam- et, aussi, en Afrique.
           Aujourd’hui, les conflits se poursuivent mais de façon plus souterraine, à l’exception de la guerre menée contre l’Irak par une cinquantaine d’Etats en 2003. « Illégale » au regard de l’ONU, cette guerre est vraiment à l’origine, avec la corruption, des difficultés actuelles des Etats-Unis et de l’Europe : crise des subprimes et crise de la dette souveraine en découlent directement. En 2008, les économistes américains Linda Bilmes et Joseph Stiglitz estimaient à 3 000 milliards de dollars le coût des opérations américaines en Irak. Un chiffre à mettre en relation avec le PIB annuel des Etats-Unis : 15 000 milliards de dollars… D’un calcul à la louche, il ressort que durant cinq ans, les Etats-Unis ont consacré 4 % de leur production nationale à leur guerre en Irak. A ce coût s’ajoute ceux des guerres en Afghanistan, contre la terreur et contre la production de drogue… Au total, selon le Bureau of Economic Analysis du ministère du Commerce américain, les deux tiers du budget fédéral sont consacrés à la Défense[1]… D’où les Etats-Unis sortent-ils l’argent pour financer leur guerre en Irak ? De la planche à billets : légèrement supérieure à 6 000 milliards de dollars l’an lors du déclenchement de la 3ème guerre du Golfe, elle avoisine aujourd’hui les 15 000 milliards.

            De fait, il existe une imbrication totale entre la guerre, généralisée à l’échelle du globe, et la « crise financière ». La première nécessite de l’argent frais, qui lui est apporté par les banques centrales, au premier chef la Fed américaine. Cet argent, excessif par rapport aux besoins de l’économie réelle, est acheté par des fonds, gérés pour des personnes fortunées pour une faible part, pour les retraités de par le monde, plus nombreux, et pour des gouvernements. Problème : l’argent est prêté à des taux d’intérêt si faibles qu’il ne rapporte rien. Ceux qui les possèdent vont alors le faire fructifier. Pour cela, ils vendent à découvert[2], des emprunts d’Etat par exemple : ceux-ci voient leur cours reculer et leurs taux s’envoler. Les états qui les ont émis s’affolent car le remboursement de leur dette devient plus élevé. Pour peu que ces états fassent partie d’un ensemble disparate –par exemple, l’Union monétaire européenne- qui s’est dotée de garde-fous impératifs sous forme de ratio dette /PNB et dont les banques et assureurs ont été fragilisés par la crise précédente des subprimes, alors la prise de risque est limitée. En effet, chacun de ces états a renoncé à l’arme de la dévaluation qui permettrait de rembourser en monnaie de singe. Le spéculateur –je n’ose dire l’investisseur- est donc gagnant à tous les coups grâce au mécanisme de secours dans la zone euro.

            « Mon ennemi c’est la finance ! » Le candidat Hollande avait fait le bon diagnostic. Mais quel maréchalisme! Le Flamby aurait-il besoin d’ennemis pour exister ? Ce qui me fait rire, c’est son arme suprême pour combattre les petits gnômes de Zurich : la taxation à 75 % des revenus supérieurs à 1 million par an. Ouh la la, ils doivent trembler de peur.
            Nous en sommes au degré zéro de la réflexion politique. Les 75 % étaient bien utiles pour gagner l’Elysée. En quoi serviront-ils à alléger le poids exorbitant des activités financières dans le monde ? En 2008, avant le déclenchement de la crise financière, la valeur des actifs financiers ramenée au PIB (Produit intérieur brut), était de 450 % aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.
            Je veux bien croire que la finance soit un ennemi à la hauteur de notre président mais je ris jaune quand je le vois dégainer son arme fatale, celle de l’imposition maximale sur les hauts revenus. Depuis 3 ans, nos dirigeants, le président français actuel compris, ne font que sauver la finance. Alors, soit la finance n’est pas mauvaise pour la bonne marche de notre économie et ce n’est pas un ennemi, soit elle a maintenu une tel pouvoir de nuisance que nous sommes obligés de nous incliner devant sa puissance. Et de payer pour ses déboires.
            Bien entendu, c’est la deuxième hypothèse qui est la bonne. Un exemple : qui connaît Dexia dans le grand public ? Peu de monde sinon toi, oh lecteur, ainsi que les élus locaux des villes à que l’ancien Crédit local de France marié au Crédit communal de Belgique avait prêté des « fonds toxiques ».
On le sait, cette banque relativement petite et renationalisée de fait entre la France et la Belgique reste encore une bombe à retardement : tant l’Etat belge que le français garantissent ses emprunts à hauteur de… 90 milliards d’euros.          
            Combien de recapitalisations, c’est-à-dire d’intraveineuses d’argent public seront-elles encore nécessaires ? Ces injections de cash sont méconnues. En revanche, leurs répercussions sur notre vie, nous les ressentons tous les jours, en termes de manque de crédits, de prix faramineux pour se loger. Lorsque la Caisse des Dépôts et Consignations française doit apporter à Dexia quelques 4 milliards d’euros, ce sont autant de milliards indisponibles pour la construction, pour l’investissement dans les entreprises… Et la mèche ne s’éteindra pas avant longtemps : la banque ne sera pas rentable avant 2018, selon ses dirigeants, et, surtout, la France et la Belgique devront de nouveau sortir le porte-monnaie : en 2014, 65 milliards d’euros des emprunts garantis devront être remboursés…
            Au-delà de cette anecdote, se profile le coût total de la crise financière pour l’Union européenne: en quatre ans, plus de 5 mille milliards d’euros auront été consentis au secteur financier. 5 058,9 milliards exactement. Les 4 dixièmes de la richesse annuelle (PIB) créée par tous les Européens de l’Union en 2011[3]. On pourra arguer que 1 616 milliards d’euros « seulement » ont été effectivement débloqués. Un quart tout de même du PIB et quant aux trois autres, ils n’ont pas et ne seront pas disponibles pour le financement de la croissance… Contribuables, payez ! Et énervez-vous contre les Grecs, les Italiens ou les Espagnols. C’est tellement plus facile de livrer à la vindicte les autres peuples que de dire la vérité : le sauvetage des établissements financiers de la zone euro, et les français un peu moins que d’autres, a plombé la croissance européenne et c’est vous tous qui remboursez les pots cassés.

            Guerre hors limite, crise financière et crime organisé : trois expressions un peu intellectuelles, en fait trois mouvements constitutifs de la mondialisation. Ils marchent de concert car ils adoptent la même stratégie, celle du nénuphar.
            Le nénuphar, vous connaissez ses fleurs blanches, rouges, dont les pétales éclosent à la surface des bassins d’eau. Il y en a sous le grand saule qui se mire dans le petit lac derrière la maison où je promène le chien.
            J’y repense parce que je viens d’être dépassée par des coureurs à la tête un peu rasée de militaires. C’est un responsable des risques, saint-cyrien de formation, qui m’en avait parlé le premier. Il travaille dans une SSII et avait bien voulu me recevoir. L’une des entreprises partenaires de notre projet était spécialisée dans les systèmes d’information pour maisons de retraite et cliniques et j’avais besoin d’explications. Comme d’habitude, la conversation avait ripé à la fin de l’entretien et nous en étions venus à parler « armées » puisqu’il est resté officier de réserve.
- Depuis une dizaine d’années, le Pentagone ferme ses grandes bases, coûteuses et cibles faciles du terrorisme ou du rejet par les habitants. Sa présence dans le monde est exceptionnelle : 150 pays à peu près. Mais elle se fait de plus en plus discrète en application de la stratégie nénuphar. Leurs bases nénuphars sont petites, rien à voir avec les 60 000 soldats présents en Allemagne. En fait, tu as des grandes bases, qu’ils appellent « Mobile offshore bases », d’où rayonnent des petites stations qu’ils appellent nénuphars. Ces nénuphars qui peuvent aussi être reliés à des porte-avions abritent des brigades de forces spéciales, super-équipées en drones et équipements de surveillance et d’information.
- Je suppose que ces nénuphars, on les trouve surtout en Asie, dans l’océan Indien et la mer de Chine ?
- Oui, c’est beaucoup plus discret que les grandes bases et c’est une menace voilée à l’égard de la Chine qui veut écarter toute puissance non asiatique dans la mer de Chine.
- Dis-moi, est-ce que ce n’est pas la même stratégie que suivent les banques ?
- Je ne te suis plus là.
- Les paradis fiscaux, ce sont bien les nénuphars de la finance non ?
- Ah oui, je vois. Oui, tu peux les comparer à des nénuphars mais ils ne sont soumis à aucune puissance publique. Les bases nénuphars du Pentagone, elles servent les intérêts américains. Les paradis fiscaux, il y en a combien, trente-cinq états environ, auxquels tu ajoutes les « pseudo-états » genre île de Man ou de Jersey, ou Monaco ou Andorre, juste pour rester dans l’Europe… Les paradis fiscaux n’obéissent à aucune règle politique claire, ils ne dépendent d’aucun état. Ils sont eux-mêmes des états qui ont décidé que leur PIB reposerait sur l’attractivité fiscale. Ils sont juste là pour rendre un service aux autres états mais ne sont pas des instruments de puissance : les îles Caïman n’ont aucune velléité hégémonique.
- Mais quel service ? et à qui ?
- A tout le monde.
- A moi aussi ?
- Non, tu n’as pas assez de fric. On tape toujours sur les joueurs de foot ou les chanteurs mais les paradis fiscaux, ils servent d’abord aux hedge funds, bien pratiques pour blanchir l’argent sale et, surtout, aux entreprises, aux états. Pour une entreprise, il n’y a rien de mieux pour échapper à l’impôt. Prends un groupe de distribution français. Il a une filiale de production en Thaïlande. La filiale lui vend les marchandises à prix coûtant. Comme ça, elle ne dégage aucun bénéfice dans son pays qui n’a aucune rentrée fiscale. Le produit de la vente, il ne va pas être enregistré directement chez la maison-mère mais il va passer par un paradis fiscal où elle y en laissera une partie. Comme ça, son bénéfice, imposable dans son pays d’origine, sera diminué.
- Oui, c’est connu tout ça. J’ai lu quelque part que la moitié du commerce mondial passe par les paradis fiscaux, alors que leurs PIB pèsent moins de 4 % du PIB mondial. Mais les états, en quoi cela leur sert-il ?
- D’abord pour tout les transferts de fonds un peu occultes : tu vends de l’armement militaire, des centrales, des aéroports, de grandes usines : à chaque fois, tu dois rémunérer des intermédiaires à qui tu verses des commissions dans des états peu regardants sur l’origine des fonds. Ca c’est le passé et encore un peu le présent. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus organisé. A condition bien sûr que l’état en question ait de l’argent.
- Je vois où tu veux en venir : la Chine par exemple, elle est le premier détenteur étranger de la dette fédérale américaine mais le troisième, après le Japon, ce sont les Caraïbes –Bermudes et Caïmans. Et ces îlots paradisiaques, ce ne sont pas eux qui ont acheté directement les emprunts américains.
- Et non, pour beaucoup, c’est le gouvernement chinois qui abrite là une partie de ses avoirs. Ses citoyens aussi peuvent y accéder, grâce à la fameuse circulaire 698 qui organise leurs transferts d’argent. Sans oublier Hong-Kong : les îles Caïman sont la septième destination des investissements hong-kongais à l’étranger. D’ailleurs, les entreprises qui s’y établissent n’ont même pas besoin d’utiliser les caractères romains, elles peuvent le faire avec leur propre alphabet.
- Mais pourquoi en ont-ils tant besoin ?
- Pour commercer ! C’est aux Caïmans que sont domiciliées la quasi-totalité des joint-ventures[4] entre entreprises chinoises et étrangères. Et puis aussi pour se faire coter aux Etats-Unis.
- Pardon ?
- Une société chinoise sur quatre cotée aux Etats-Unis le fait par le biais d’une structure « caïmanaise », le VIE ou « variable interest entity ». C’est une sorte de sas pour les entreprises chinoises qui n’ont officiellement pas le droit d’ouvrir leur capital à des étrangers. Le VIE ouvre son capital à des actionnaires extérieurs et non pas l’entité chinoise qui, elle, reste la propriété du VIE.
- Autrement dit, la morale communiste est sauve.
- Et oui ! Mais comme tu vois, il y a une imbrication totale entre le fonctionnement normal de l’économie et la fraude. Ce n’est plus possible de travailler « honnêtement » et ça, surtout si tu travailles avec les collectivités publiques, à l’étranger comme ici. La question d’aujourd’hui, et elle vaut pour tous les Etats du monde, c’est l’imbrication entre le crime organisé, la puissance publique et l’économie privée. Et ça va même plus loin : imbrication n’est pas le mot juste. Tout est poreux, il n’y a plus de frontières.
- Tu peux me donner un exemple ?
- A foison. Regarde la crise des subprimes aux Etats-Unis. Là où elle a le plus frappé, c’est dans les états les plus mafieux comme la Floride qui concentre un sur cinq des dossiers hypothécaires frauduleux. Dans l’Ohio, même proportion chez les vendeurs de subrimes : un sur cinq avait un incident judiciaire ! Les autorités de contrôle ont partout fermé les yeux.
- Tu veux dire, en haut, des banques d’investissement qui fabriquent en toute connaissance de cause des produits de titrisation à base de prêts irremboursables, des autorités publiques laxistes et, en bas, des criminels qui profitent de l’effet d’aubaine.
- Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le ministre de la Justice[5].
- Tu me dis que tu ne peux pas travailler honnêtement. Concrètement, ça veut dire quoi ?
- J’exagère bien sûr.
- Ah ! Ah ! toi aussi, motus et bouche cousue ?
- Non, c’est seulement qu’on travaille essentiellement avec des entreprises, pas avec l’Etat ou les collectivités publiques, et quand on va à l’étranger, c’est l’Allemagne ou la Scandinavie. C’est sûr, on commence à voir des directeurs d’achat qui veulent une petite commission mais on peut encore avoir les contrats sans jouer avec le feu.
Mais je vais t’expliquer un truc. Tu sais que les entreprises ont besoin de grands systèmes d’information. Elles s’adressent donc à de fournisseurs de réseaux informatiques qui transporteront et stockeront toutes leurs données et tous les échanges de leurs salariés. Là, on est dans le confidentiel absolu. Bien. Tu as des entreprises chinoises qui ont émergé dans ce domaine, ZTE et Huawei. A tort ou à raison, le gouvernement américain a interdit aux entreprises du pays de s’équiper auprès de ces deux géants du routage. Il est persuadé qu’ils espionnent pour le compte de leur état en introduisant des « portes dérobées » chaque fois qu’ils installent un réseau.
- La porte dérobée, c’est la backdoor, comme dans Wargames ?
- Oui.
- C’est pas vraiment de la collusion crime organisé-économie, ce que tu me racontes. L’utilisation des entreprises par les états a toujours existé. Ca s’appelle l’espionnage économique.
- Pas seulement. Prends Huawei, c’est le deuxième routeur mondial. Il a été créé par un ancien de l’armée chinoise, Ren Zhengfei, mais on ne sait pas à qui il appartient : officiellement, les salariés possèdent les actions de la société mais c’est du pipeau. En revanche, tu n’imagines pas le nombre de pays dans le monde qui sont en bisbille avec Huawei : l’Algérie, le Kenya, le Canada… Va donc sur le site de Wikileaks. Il a sorti des informations intéressantes sur la façon dont le Chinois a forcé le Kenya à choisir ses équipements.
            Sur le chemin du lac à la maison, me reviennent, pour la première fois et avec un an de retard, les mises en garde qu'avec mes associés nous avions préféré ignorer.
C'était avant même le lancement de notre projet de fonds de titrisation pour activités sociétales, au printemps 2011. Je l'avais soumis à un expert du haut de bilan des assureurs. Il s'était récrié :
- Des fonds de titrisation en assurances ? Tu n'y penses pas ! Et avec du partenariat public-privé en plus ! Les fonds de titrisation en assurances, on a vu le résultat avec l'ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans : ils étaient tellement pourris qu'aucun des investisseurs n'a retrouvé sa mise. Et je te rappelle : deux ans après, c'était les fonds de titrisation en crédit immobilier, les subprimes, qui nous ont tous foutu dans la m...
- On n'est pas aux US, on est en France. Et d'ailleurs, ça fait plus d'un an qu'on surveille la sortie de ces SPV et ça fait plus de trois ans qu'ils sont dans les tuyaux, examinés sous toutes les coutures. On préfère être prêts avant que Lagarde ne donne son aval et, a priori, elle le donnera.
- Et alors ? Tu crois que la France est une tour d'ivoire ? Ici comme partout, tu peux être sûre que les margoulins rôdent. Les SPV, c'est la porte ouverte à toutes les dérives. Vous devriez commencer plus petit et ne pas toucher à ça.
            Trop sûre de moi, j'avais ignoré son avertissement. Quelques semaines plus tard, l'un de mes associés et moi étions reçus par une « éminence grise » du capitalisme français à qui nous soumettions nos intentions. Très disponible, généreux, il nous avait longuement interrogés avant de nous confier les coordonnées de personnes susceptibles de participer au projet. Il nous avait, gentiment, mis en garde
- Pour ma part, je peux vous assurer qu'en tant qu'administrateur d'une compagnie d'assurances ou d'une caisse de retraite, jamais je n'accepterais que l'argent de mes assurés ou des ayant-droit d'un fonds de pension ne soit placé dans un fonds de titrisation.
            Certains de notre fait, orgueilleux du travail déjà accompli, nous avions superbement ignoré ses avertissements. Et cela d'autant plus facilement que les premiers accueils avaient été enthousiastes. Notre échec, nous l'attribuerions plus tard à la crise financière de l'automne et de l'hiver 2011, qui avait failli faire chuter le système bancaire européen puis la monnaie de l'Union.
            Ce n'est que cet été que j'accepte enfin de regarder en face l'étendue de la corruption. Et encore, ce mot est-il trop réducteur pour décrire le système économique d’aujourd’hui. Les nénuphars ne sont pas que militaires, et quand ils sont financiers, ils ne se limitent pas aux paradis fiscaux. Ils prolifèrent et gangrènent toutes les sphères de la société. De temps en temps, elle se rebiffe mais juste un peu, un tout petit peu. Il est trop tard.
            Il n’y a qu’à voir le scandale du Libor[6]. Presque aucun média n’en parle en France, et à peine à Londres où il vient d’éclater. Le Libor c’est le taux interbancaire de Londres, le kampin lambda comme moi n’y connaît rien. Il suffit juste de savoir qu’il sert de référence pour les crédits aux ménages et aux entreprises et pour les produits dérivés. Soit 400 000 milliards de dollars concernés. D’après le Guardian, il semblerait que ce Libor, mais aussi l’Euribor, son équivalent de la zone euro, aient été manipulés par les plus grandes banques européennes, à leur profit exclusif…
           J’ai à peine suivi les péripéties de ce scandale, je sais juste que je dois absolument arrêter d’y penser. Juste écouter le frémissement des feuilles du champ de maïs, siffler le chien, humer l’odeur de la sauge au bord du sentier et saluer les voisins qui passent. Jouir de mon dernier jour dans les Barthes et arrêter de ruminer mon échec professionnel. Je repars demain à Paris et je devrai retrousser les manches pour le boulot.

 

 

 



[1] Le Bea inclut dans ses calculs, outre les dépenses militaires stricto sensu, les dépenses sociales et de retraite du ministère des Anciens combattants et celles du nucléaire militaire.

[2] Pour vendre à découvert, vous déposez 100 € sur un compte, qui vous servira de garantie. Puis vous passez un ordre de vente sur un titre, par exemple l’OAT (obligation du Trésor français) 2020. Du fait de votre ordre de vente, le cours de l’OAT va plonger et, pour s’ajuster, son taux d’intérêt va augmenter ce qui accroît le coût de remboursement par son émetteur, l’Etat français. Toutes les tensions sur les obligations des états européens du sud de la zone euro ont reposé sur ce mécanisme de vente à découvert, à tel point que l’Union a interdit, mais un peu tard, les ventes à découvert.

[3]Rapport du 13 janvier 2013 de la Commission européenne sur les aides d’État.

 

[4] Filiale commune à deux entreprises qui la possèdent à 50-50.

[5] Là, mon interlocuteur me renvoya au livre de Jean-François Gayraud, « La grande fraude ». A la page 104, il retranscrit les propos du ministre américain de la justice, Michael Mukasey, devant le Centre des études stratégiques et internationales ou CSIS : « La première menace identifiée provient de criminels organisés contrôlant des positions significatives dans le secteur de l’énergie et d’autres secteurs économiques stratégiques. Ils étendent leurs placements dans ces secteurs, en corrompant le fonctionnement normal de ces marchés et peuvent avoir un effet déstabilisant sur les intérêts géopolitiques américains. (….) Un triangle de fer d’hommes d’affaires corrompus, d’officiels gouvernementaux corrompus et de criminels organisés exerce une influence substantielle sur les économies de nombreux pays ».

[6] Le « London interbank offered rate » est le taux interbancaire de référence sur le marché monétaire londonien. Il est calculé en faisant la moyenne des prix que les banques déclarent être prêtes à payer pour se prêter entre elles.

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

samedi, 20 septembre 2014

Un drôle d'été français - La guerre sans nom

Vendredi 10 août 2012

Les barbares sont parmi nous car nous sommes les barbares

Mal de tête, mal aux yeux, je crains d'avoir une insolation. Je suis revenue plus vite que prévu d’Hossegor et, en cette fin d’après-midi, j'attends chez le docteur. Trois personnes devant moi. Au mois d'août, et un vendredi soir en plus ! Les médecins sont rares mais j'ai de la chance, celui du village est resté. Un des autres patients (que j’aime ce mot ![1]) sort son portable d'où résonnent les carmina burana. Nous tendons tous l'oreille, une conversation privée, c'est toujours plus ragoûtant que les amours de Mylène Farmer narrées dans Voici.
- Quoi ?
- …- Non, non, il faut que tu rappelles aussi les Etcheverry et les Garains, et puis aussi les Colombani.
- …
- Oh, c'est pas vrai, je l'avais oublié !
- …
- Oui, et, surtout, tu rayes bien les noms de la liste à chaque fois que tu les as eus.
- …

- Oh, ça va, il y a juste une personne devant moi. J'en ai pour une grosse demi-heure, ensuite je repasse à la mairie. Allez, à tout à l'heure !
            Nous nous replongeons dans nos magazines. Un vieux monsieur, moins poli ou moins discret, au choix, interpelle le causeur.
- Vous ne seriez pas des Lasserre de par Ardinguey par hasard ?
- Oui oui. Excusez-moi, j'ai dérangé tout le monde en téléphonant.

- Pas de souci. Il y a trente ans, je partais tous les matins à l'usine avec un Arnault Lasserre et je crois que je vous ai déjà vu ici ou là. Dites, vous avez l'air d'avoir des ennuis...
- Oh, si vous saviez, vous ne me croiriez pas.
            Il s'interrompt. Aucun de nous n'ose dire que nous sommes au contraire tout disposés à le croire. Le vieux monsieur n'a aucune gêne.
- Oh, moi, j'en ai entendu dans ma vie !
            A ce signal, le causeur déballe son sac.
- Figurez-vous que j'avais loué, ça fait plusieurs semaines déjà, la salle communale, derrière le nouveau cimeterre pour fêter nos vingt ans de mariage. On attendait 70 invités pour samedi. Hier, je passe à la salle pour vérifier quelques trucs et quand j'arrive, je me trouve devant une flopée de grosses bagnoles et de caravanes, à trois mètres à peine de l'entrée. Les gitans !
            Un léger souffle parcourt l'assemblée. Chaque été, les gitans « évangélistes » viennent au village mais ils s'installent dans les barthes, jamais ils ne sont allés sur les hauteurs. Il poursuit.
- Je leur ai demandé de parler à un responsable, ils m'ont envoyé aux pelotes, alors là je suis allé à la mairie, il y avait le secrétaire, et vous savez ce qu'il m'a répondu ? Que j'avais loué la salle, pas le champ ! Je me suis énervé, on ne peut même pas entrer dans la salle, et puis, la mairie était d'accord pour que je fasse un zikiro[2] dans le champ, et alors le secrétaire m'a traité de raciste ! (bordée d'injures non retransmissibles). Du coup, voilà, j'annule tout.
            Nouveau petit souffle dans la salle d'attente. La porte du cabinet s'ouvre, le docteur passe sa tête et une dame avec son enfant le rejoint. La discussion repart entre les autres patients. Je n'y prends pas part. Si ce vingtenaire de mari n'était pas raciste, la remarque du secrétaire l'aura bien poussé à le devenir. Ne faudrait-il pourtant pas de gros efforts d'explications pour faire accepter aux péquins lambda le passage des gitans ? Car l'affrontement entre sédentaires et nomades, entre cultivateurs et pasteurs, entre Caïn et Abel, cet affrontement immémorial a changé de nature.
            Ici, les gitans sont toujours passés durant l'été. Ma grand-mère leur donnait les chaises à rempailler ou leur achetait quelques bricoles tandis que mon grand-père maugréait sur les poules qui risquaient d'être volées, et l'étaient parfois. Ce n'était pas le grand amour mais la cohabitation estivale était sereine.
            Les gitans d'aujourd'hui sont autres. Il y a quelques années, je travaillais dans une ONG de développement dont un service assurait l'accueil aux migrants. Tout juste embauchée, j'assurais la refonte du site internet de l'ONG. Arrivée aux pages sur le service aux migrants et, plus spécifiquement, aux Roms, je fis part de mon malaise au webmaster avec qui je partageais le bureau.
- Ecoute, il faut que je te dise, j'ai du mal là. Les Gitans déjà, je le vois dans le village de mon père, ils s'installent dans un grand champ près du lac, le bousillent, piratent l'électricité et laissent la facture à la mairie qui est toute petite. Et les Roms, j'en ai fréquentés longtemps rue Croix des petits champs quand j'apportais la bouffe aux sans-abris. Je peux te dire que c'est de l'esclavage. Il y avait une grosse femme et son mari, ils tenaient sous leur coupe une dizaine de jeunes faméliques qu'ils envoyaient mendier ou chaparder dans la journée et on devait leur donner la bouffe à eux. On se débrouillait pour glisser de la bouffe en douce dans la main des jeunes mais je t'assure qu'on l'avait mauvaise !
- Je sais, tu as raison mais c'est justement la raison supplémentaire pour les aider.
            Evidemment, sa réponse n’avait rien de convaincant et le webmaster m'avait apporté le lendemain des textes expliquant le travail fait par l'ONG et le sort réservé aux Roms dans leur pays d’origine, de Bulgarie, Hongrie ou de Roumanie. De ses explications, de mes contacts et des discussions avec ceux qui dorment dans nos rues, je pense profondément qu'il faut refuser de laisser les Roms devenir les boucs émissaires de l’Europe. Ils sont là pour se faire un pécule avant de retourner chez eux.
            Je suis tout aussi certaine que l'aide ne suffit pas. Les petits Oliver Twist[3] sont si nombreux parmi eux ! Il faut de la politique, il faut de la politique intelligente. Sinon, ceux qui aident verront leur révolte initiale virer lentement au dégoût tandis que s'accroitront les tensions et que resurgira le conflit Caïn-Abel.
            L'appréhension de ce phénomène qui n'a cessé de grandir depuis mon échange avec le webmaster doit se faire sans a priori. Non, ce n'est pas être raciste que de se dire insupporté par l'installation sous ses fenêtres de groupements de nomades souvent agressifs et vivant non plus de la maraude mais du crime organisé. Car les Roms qui arrivent en France sont sous la coupe de clans mafieux qui les exploitent, utilisent de préférence les enfants et organisent cambriolages et vols de cuivre ou autres métaux à grande échelle. Ils vivent dans des conditions épouvantables, le long des autoroutes ou près des décharges.
            Le refus de la quasi-totalité de nos dirigeants politiques de saisir le problème à bras le corps ne fait que renforcer la rancoeur et débouchera, tôt ou tard, sur la violence. Non la violence des Roms mais celle de populations locales excédées. Certes, l'accumulation de lois aux visées contraires limite le pouvoir des dirigeants politiques mais pourquoi ne sont pas lancées des enquêtes financières sur les dirigeants des camps de Roms ? Plus fondamentalement, pourquoi, au niveau national, nos dirigeants n'ont-ils pas élaboré de doctrine cohérente face au phénomène ?
            Jusqu'ici les pratiques, que je n'ose qualifier de politiques, se sont limitées à passer le grisbi d'une commune à l'autre, parfois même à payer les Roms, à la fois en liquide et en billets d'avion de retour vers leur pays d'origine. « Cachez ce Rom que je ne saurai voir ». Oui, mais le Rom revient.          Contrairement aux anciens gitans bien de chez nous, les Roms venus du sud-est de l’Europe ne sont pas des nomades. Ils sont des pauvres chassés de leurs pays où, toujours, ils ont été tenus en marge. Ils sont ces « autres Européens[4] » comme les appellent nos bureaucrates de l’Union incapables de prendre en considération les altérités et les différences entre peuples. Alors, soit on jette aux orties nos valeurs, on chasse les familles d’un bidonville à l’autre et on bloque les frontières, soit on les accueille mais à la condition de ne pas laisser entrer avec eux le crime organisé.

            A côté de ces mafieux, les véritables criminels sont ces dirigeants politiques qui dégainent l'invective de « raciste » dès qu'un de leurs électeurs ose se plaindre. Leur crime, c’est de ne pas protéger les populations, qu'elles soient « de souche » ou « de passage ». La question à résoudre n'est pas celle des Roms ou des gitans, la question à résoudre est celle du crime organisé qui opère autant en col blanc qu’en col bleu. C’est lui qui contrôle et organise les arrivées d’immigrants.
            Pour les Roms de pays membres de l’Union européenne, c’est facile. Pour les autres clandestins, c’est plus difficile mais faisable : depuis que la Libye a été détruite en tant qu’état, la Turquie organise les entrées massives de clandestins dans l’Union européenne. Au nom de la « visa diplomacy », Turkish Airlines offre des billets low-cost aux Afghans, Bengalis, Camerounais, Somaliens et autres Irakiens. Une fois déposés à l’aéroport Ataturk, ils sont pris en charge par les organisations criminelles turques de passeurs, qui les amènent dans l’Union via la Bulgarie ou la Grèce. Arrivés là, les sans-papiers sont comme dans une nasse où ils tournent en rond sans trouver de travail. Et la spirale infernale tourbillonne : les Grecs excédés se révoltent, tombent dans les bras d’Aube dorée et se font une réputation de sales nazis.
            Ce crime organisé, il ne se limite pas aux états périphériques de l’Union.
            On le retrouve aussi bien enraciné dans les fameuses ZUS ou zones urbaines sensibles. Qui sait qu'il en existe près de 800 en France ? 5 millions de personnes, soit 8 % de la population y vivent, sous la coupe de trafiquants de drogue hors de portée des autorités policières et trop souvent protégés par des « imams » dévoyés. Ici aussi, l'insulte de raciste a servi de paravent à l'instauration rampante d'une mise sous coupe réglée des voisins, sommés de fermer les yeux aux trafics si ce n'est de servir de nourrices. Vint ensuite, dans une grande majorité de ces zones, l'implantation d'un islam de sous-catégorie, aux préconisations limitées au port du voile et à l'enfermement pour les femmes, à l'interdiction de boire de l'alcool pour tous et à l'obligation de pratiquer le ramadan. Imams et trafiquants marchent main dans la main : les premiers contrôlent la population et la font se soulever lorsque une rare intrusion policière menace les seconds.
            Malheur à celui qui oserait se rebeller et réclamerait son droit à vivre en sécurité ! Nul ne l'aidera, les institutions républicaines -au premier rang desquelles la force publique- ont abandonné le terrain depuis longtemps. Je le répète, ceux-là mêmes qui manient l'insulte de raciste le sont -racistes- plus que tout autre. En refusant de prendre les nouveaux entrants et leurs descendants comme des adultes responsables, en les englobant sous le vocable d'Arabes, de Roms ou de musulmans alors que leurs origines sont multiples -Hongrie, Roumanie, Algérie -dont descendants harkis, kabyles et arabes-, Maroc, Tunisie, Liban, Turquie, Mali...-, ils les ont enfermés dans une sous-catégorie d'êtres humains, ils ont pratiqué une politique de ségrégation ethnique honteuse,   des métastases qui gagnent toujours plus de territoire. Ceux-ci qui manient l'insulte de raciste à l'égard de Français « de souche » au mieux renforcent, au pire créent, un racisme chez des Français qui, par ailleurs, ne se sont jamais sentis « de souche » mais seulement Français, à l'égal de ces « musulmans » circonscrits à leur religion alors qu'ils sont avant tout des êtres humains.
            Alors, faut-il légaliser la consommation de cannabis ? Oui et non. Oui, parce que toute substance appréciée des consommateurs mais interdite légalement de diffusion trouvera toujours des criminels pour s'emparer des centres de production et des circuits de distribution. L'exemple de la prohibition des années 30 aux Etats-Unis est probant. Non, parce que le cannabis n'a plus rien à voir avec la marie-jeanne des beatniks. La beuh est un OGM (organisme génétiquement modifié) à forte teneur THC qui facilite le déclenchement de la schizophrénie.

            Comme d'habitude, les rares politiques à plaider pour la dépénalisation vivent dans une tour d'ivoire et, s'ils fument, ils ne vont pas à Saint-Ouen ou dans les halls de Bobigny ou Sevran chercher leur conso de la semaine. Elle leur est servie à domicile, toujours de qualité et peu toxique. Qu'ils aillent faire un tour dans les hôpitaux psychiatriques, emplis de jeunes malades mentaux ex-fumeurs de joint.
            Plus fondamentalement, la dépénalisation n'est pas, n'est plus, un sujet en soi. Elle s'inscrit dans une réflexion politique sur la « reconversion » des pourvoyeurs actuels de drogue. Le nombre des grossistes est estimé entre 700 et 1400 et leur train de vie annuel à 550 000 euros. Plus difficilement quantifiable, les « petits entrepreneurs » du secteur seraient compris entre 6 000 et 13 000. Comment les réintégrer dans le circuit économique légal ? Faut-il le faire massivement ou au cas par cas, tant est complexe l'imbrication entre trafics de drogue, trafics d'immigrants, prostitution, recel, trafics d'armes ? Et comment associer populations locales et d'ailleurs sur le territoire, pour qu'une telle amnistie puisse être admise ?
            Il faut fournir un discours cohérent aux parents qui, dans les ZUS s'escriment à maintenir leurs enfants « sur le droit chemin » : « Mais oui, ma fille, il vaut mieux que tu deviennes comme ta mère, femme de ménage dans les bureaux de 5 à 8 heures du matin plutôt qu'être la catin d'un voyou qui a vécu du trafic, menacé, tué ou torturé et se retrouve maintenant amnistié par la République reconnaissante ! ».
            Il y a urgence, car le trafic issu des ZUS irrigue toute la société. D'abord en shit : 550 000 consommateurs quotidiens en France, 1,2 million de consommateurs « réguliers »[5] qui s’inhalent 208 tonnes de cannabis par an, soit le plus haut niveaux d'Europe. Ensuite, en armes : la diffusion des armes de guerre, Kalachnikov et même missiles, parvient jusque dans les patelins de notre douce France. Enfin, en argent sale : la corruption s'étend chaque jour en peu plus en France.

            Serions-nous à la veille de sombrer dans le désordre de l'Afrique sud-saharienne ? C'était il y a deux ans déjà, une amie rentrait de Guinée-Bissau où elle travaillait pour la Banque mondiale.
- Tu sais, la Guinée-Bissau, c'est fichu. Ce n'est plus un Etat, c'est une zone de transit pour la cocaïne des cartels sud-américains. D'abord, ils ont tué Batista Tagmé Na Waié, le chef d'état-major de l'armée, on se murmure qu'il aurait trouvé 200 kilos de coke dans un hangar de l'armée, ensuite ils ont tué le président Viera. Et après la Guinée, ce sera le Sénégal, le Mali... Là-bas, les Boeing débarquent leurs cargaisons dans le désert comme à Roissy, sans problème.
- Oui mais la cocaïne, ce n'est pas pour les Africains ?
- A peine un tout petit peu. Non, elle est prise en mains par les bandes des satellites d'Al Qaïda qui la font remonter en Espagne par le Maroc ou l'Algérie. De là, ça diffuse dans toute l'Europe. Et encore, l'Afrique de l'Ouest, ce n'est rien comparé à la Somalie. Toute la côte est est devenue le réceptacle de l'héroïne en provenance d'Afghanistan.
- L'héroïne ?
- En fait, le volume annuel est moitié moins que celui de la coke : 30 à 35 tonnes d'un côté, 50 à 60 de l'autre. Mais la côte australe est gangrenée par les trafics d'armes, de migrants, de déchets toxiques. Tu n'imagines pas.
Si si, ma belle, j'imagine. Sur la route me ramenant du médecin à la maison, je me rappelle mes études d’histoire. En France comme en Allemagne, au Benelux ou au Royaume-Uni, partout le même effondrement de l'Etat et ces zones interdites qui prolifèrent et d'où sont chassées les institutions publiques, Poste, écoles et collèges exceptés.

            L'Europe revient aux formes moyenâgeuses des conflits avec des bandes de mercenaires ou criminels qui terrorisent les populations de façon sporadique et des Etats qui se livrent bataille de façon tout aussi sporadique. Mais l'histoire ne se répète pas, elle bégaie : les routiers des XIII et XIVème siècles ravageaient les campagnes et tuaient les paysans sans disposer de bases de repli ; les gangs du XXIème siècle détruisent d'abord leur environnement propre, péri-urbain le plus souvent, et n'en sortent que pour des trajets express sur autoroute, en convois de voitures puissantes de transport de drogue. Ils prennent cependant de plus en plus d'audace, comme en témoignent les raids transfrontaliers de Lyon vers Genève dont j'ai lu la retranscription dans l'Express qui traînait dans la salle d'attente du médecin.

 



[1] Issu au départ du verbe latin souffrir, il ne prend aujourd’hui plus que son second sens.

[2] Mechoui basque.

[3] Roman de Charles Dickens, écrit en 1839qui décrit la vie londonienne des enfants-voleurs commandés par Fagin.

[4] Cf le site http://www.the-other-europeans.eu.

[5] Source : MILDT : Commission pour combattre le trafic de drogue et l'addiction

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

vendredi, 19 septembre 2014

Un drôle d'été français - La guerre sans nom

Jeudi 9 août 2012

Des dirigeants européens atteints de psychose Gorbatchev

 

         Deux journées de liberté ! Je rejoins ma cousine à Hossegor ! Elle est comme moi en vacances dans la maison familiale mais elle a joué plus finement : elle s’est loué un studio sur la plage pour une semaine, loin des gosses et des parents. Ce qui ne l’empêche pas d’inviter sœurs, cousines, copines, chacune a droit à sa nuit.
            J’arrive en fin de journée pour jouir du couchant sur l’océan. Durant plus de deux heures, nous marchons dans le vent –du boulevard de la Dune à Pinsolle et retour-  à nous raconter nos vies, ce que nous faisons à peu près deux fois par semaine dans l’année.

            Ensuite, dîner sur la place des Landais. C’est pour l’ambiance, pas pour la bouffe, à croire que, pour les gérants de brasseries, le client ne peut pas tout avoir, la vue et la gastronomie. On s’en fiche, on est bien. Cinq jeunes Allemands s’installent à côté, je les aide à décortiquer le menu, avec difficulté. Lomo[1], je crois bien que c’est intraduisible. Nous discutons un peu plus. Ils sont Bavarois, d’un patelin près de Nüremberg, et sont venus pour surfer. Pour danser aussi. Très courtois, ils nous demandent des conseils sur les boîtes. Non, nous n’y allons plus ! A la table à côté, des Français, plus jeunes, je fais l’interprète entre les deux petites tribus. Un soir d’été avec juste ce qu’il faut de rires et de fraîcheur marine.
            Nathalie et moi rentrons. On branche la  télé sur « radio pays » qui diffuse en boucle des reportages sur les fêtes de Bayonne. Nous sommes devenues « les vieilles chouettes qui sont à la fenêtre pour voir si on boit » mais tant pis ! Nathalie s’endort, je sors mon carnet et me souviens.

            C’était il y a trois ans. Les Allemands soumettaient à leur cour constitutionnelle le traité de Lisbonne. Ce traité, qui fut signé le 13 décembre 2007 entre les 27 états membres de l’Union, modifiait profondément l’organisation de l’Union, jusqu’ici régulée par l’ancien traité de Rome signé en 1957 et fondateur de la Communauté européenne puis par le traité de Maastricht, de 1992. Son adoption ne fut pas facile, notamment en France et aux Pays-Bas dont les deux peuples, consultés par référendum, en refusèrent le principe. Bien entendu, ces consultations furent balayées par le vote ultérieur des élus, députés et sénateurs…
            Plus subtils, les  Allemands soumirent le traité de Lisbonne à leurs juges constitutionnels. Leur avis fut implacable : en raison du « déficit démocratique » de ce traité, la loi allemande devait rester supérieure à la loi européenne.
            Trois raisons à cela : « La souveraineté primordiale reste aux mains des peuples » puisqu’il n’existe pas de peuple européen souverain. Le juge constitutionnel allemand peut « faire obstacle à l’application en Allemagne de dispositions européennes incompatibles avec la Constitution ». Enfin, l’Union européenne est une organisation internationale comme une autre : « aucun peuple européen unifié, comme source de légitimité, ne pourra exprimer une volonté majoritaire par des voies politiques effectives, tenant compte de l’égalité dans le contexte de la fondation d’une Etat européen fédéral, les peuples de l’Union, constitués dans les Etats membres demeurent les titulaires exclusifs de l’autorité publique ». C’est donc une position très souverainiste, contraire en tout point à celle du Conseil constitutionnel français. Pour ce dernier en effet, l’ordre juridique communautaire est supérieur à l’ordre juridique interne.[2]

            Le silence qui a entouré la décision de la Cour de Karlsruhe fut et reste assourdissant. Aucune plume ne s’insurgea du droit exceptionnel que s’arrogeaient les Allemands par rapport aux autres peuples européens. Il est vrai que ce droit exceptionnel est issu d’une leçon de démocratie si sévère que les autres pays européens ont préféré l’ignorer.

            Ailleurs dans le monde, d’autres pays en ont tiré, presque immédiatement, les enseignements. Le sommet de Copenhague en fut la triste illustration, nous l’avons vu plus haut.
- De fait, l’Union européenne est incapable d’agir de façon concertée sur le développement durable et sur la responsabilité sociale des entreprises, nous expliquait, en décembre 2011, cet ambassadeur français. Prenez l’exemple des biocarburants : le Brésil est le premier producteur mondial de bioéthanol à base de canne à sucre. Il s’inquiétait des volontés européennes en la matière, visant à donner un cadre juridique contraignant aux biocarburants européens qui aurait pu freiner ses exportations. Les Brésiliens auraient pu s’insurger. Ils ont préféré réunir producteurs et ONG de leur pays qui demandèrent à travailler avec la Commission  européenne, soit disant pour apporter leur expertise. Le Brésil a ainsi signé un accord dit de « partenariat stratégique » avec l’Union. Résultat : un tiers des articles sur le texte réglementant la production des biocarburants en Europe ont été rédigés par les Brésiliens ! Et cela dans un domaine stratégique pour l’Europe puisqu’il s’inscrit dans le cadre de l’indépendance énergétique.
            Cette politique de gribouille, on la retrouve à tous les étages de l’Union.

            Un autre interlocuteur, politique cette fois -il est député-maire et fin connaisseur du fonctionnement de l’Union. Nous nous étions retrouvés en mars 2012. L’Union européenne, cela fait plusieurs années qu’il la critique mais jamais publiquement. D’ailleurs, il vote toujours bien gentiment comme le lui demandent les gouvernements, tous de droite ces dix dernières années.
- Tous les dirigeants de l’Union le savent : elle est foutue. Il faut la reconstruire de bas en haut. Mais aucun ne peut l’avouer. Déjà, en ce moment, elle est attaquée de l’extérieur et on ne se saborde pas en pleine tempête. Et puis, les chefs d’état sont tous tétanisés au souvenir de Gorbatchev[3]. Alors, on fait comme si et on attend qui tirera le premier.
- Pour tirer, il faut viser. Vous voyez un dirigeant européen doté d’une vraie vision sur l’avenir de l’Europe ?
- Vous plaisantez ? Pour l’instant, ils parent au plus pressé.
- J’ai plutôt l’impression que c’est la Banque centrale qui fait le job.
- Normal, il n’y a pas de dirigeants politiques de l’Union. On connaît tous la blague de Kissinger[4] : « l’Europe, quel numéro de téléphone ? » La politique de l’Union, elle est fixée, théoriquement, à la tournante, par le Conseil européen. Ce conseil européen, il est composé des chefs d’Etat membres de l’Union plus du président de la Commission. Ils élisent leur président du Conseil pour deux ans et demi.
- Et ils servent à quoi à part se réunir de temps en temps ?
- Ils donnent les orientations politiques générales de l’Union.
- Ah ! Et c’est quoi aujourd’hui l’orientation politique générale ?
- Pour une fois, je partage votre ironie. En fait, il a désormais deux présidences accolées. Le président du Conseil élu pour deux ans et demi plus un président élu pour six mois.
- Ca ne peut pas marcher !
- Non, tout cela est pour permettre aux chefs des petits états d’apparaître sur la scène internationale. Dans la pratique, la gouvernance de l’Union s’effectue à parité entre l’Allemagne et la France, avec le Royaume-Uni qui joue le rôle d’emm…eur. Et si le couple franco-allemand fonctionne, alors l’Union fonctionne à peu près.
- Je croyais que la Commission était le véritable moteur de l’Union ?
- Oui et non, et c’est bien là le problème. L’Union comme la nature a horreur du vide. Le vide laissé par les dirigeants élus des Etats membres est rempli par la Commission, avec d’autant plus de force que son dirigeant reste longtemps en place : José Manuel Barroso[5] est là depuis près de huit ans.
- On ne l’a pas beaucoup entendu ces dernières semaines.
- C’est vrai, mais vous le savez bien, tant la Commission que le Conseil ont été incapables de trouver des solutions efficaces à la crise de l’euro. C’est la Banque centrale européenne qui a sauvé l’euro en décembre dernier.

            Le rappel, difficile, de cet échange m’a énervée. Je sais déjà qu’il me faudra, plus tard, vérifier les compétences exactes du Conseil, de la Commission... Incapable de dormir, je me lève sans faire de bruit et vais marcher sur la plage. Je ne suis pas seule, des groupes de jeunes fument et boivent dans les creux du sable, des amoureux enlacés s’arrêtent toutes les deux minutes pour s’embrasser. Je ne distingue pas grand-chose, les nuages cachent la lune et le vent rabat mes cheveux sur les yeux. Respirer l’air de la mer, il y a peu qui soit aussi euphorisant. « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme ». La suite des vers m’échappe, la saveur iodée de la liberté demeure.
            Cette liberté, elle est consubstantielle à l’homme. Et elle dégage un fumet singulier sur le sol européen où, depuis quatre siècles au moins, les penseurs les plus grands n’ont cessé d’élaborer les meilleures conditions de son exercice.

            « Sauver les démocraties en Europe », c’est un essai du président tchèque Vaclav Klaus qui regroupe plusieurs de ses conférences. Totalement inconnu en France, il est pourtant l’un des hommes les plus écoutés dans le monde. Il me plaît parce qu’il est archétype de l’Europe centrale, celle qui s’est levée contre l’hégémonie soviétique, celle des signataires de la Charte 77, des syndicalistes de Solidarnosc ou celle de Jan Patocka. C’est un européaniste convaincu. C’est aussi un critique farouche du « constructivisme européen » et de l’« ingenierie sociale » en vigueur à la Commission qui veut se substituer aux Etats, des « créations spontanées de l’histoire qui ont suffisamment prouvé leur viabilité ». Vaclav Klaus se méfie de la « bonté mythique universelle » en vigueur à Bruxelles qui nie la réalité des peuples.
            Comme les juges allemands de la cour de Karlsruhe, il a considéré que le traité de Lisbonne était une menace pour la démocratie. Le 15 novembre 2008, devant le Tribunal constitutionnel de Brno, il expliquait pourquoi son pays refuserait de voter le traité : « Si ce Traité entre en vigueur, il changera et la position internationale, et les conditions internes de notre pays. (…) Les organes, démocratiquement établis, de notre pays perdront leur droit de décision dans de nombreux domaines de la vie publique et ce droit sera confié à des organes de l'Union, qui ne sont pas soumis à un contrôle démocratique suffisant. Il sera ainsi permis aux organes de l'Union européenne d'appliquer leurs compétences dans des affaires concernant la vie de notre pays et de ses citoyens, et ce de leur plein gré et sans notre accord. (…) La limitation de souveraineté (dans le traité de Lisbonne, ndr) y est intégrée de manière cachée, implicite, elle est chiffrée dans des articles compliqués et des dispositions confuses. Le Traité de Lisbonne, s'il entre en vigueur, donne le droit – sans que l'opinion publique européenne ne s'en rende compte – aux organes de l'Union européenne de pouvoir décider par leurs résolutions de la souveraineté des états membres. Ceci est inacceptable. L'approfondissement de l'intégration européenne ne peut se faire de manière cachée, derrière le dos des citoyens des pays membres et ne peut non plus leur être imposée contre leur propre volonté. (…) Il conviendrait de se demander où est la source du pouvoir législatif et politique dans l'Union européenne. Le peuple en aucun cas, parce que le "peuple européen", le demos, n'existe pas. Le pouvoir dans l'Union européenne découle des institutions créées sur base de contrats et accords intergouvernementaux. »
            C’est en se fondant sur cette analyse que Vaclav Klaus a refusé que son pays entrât dans la zone euro, pour s’en réjouir plus tard[6] : « La forme et la manière de l’intégration européenne constituent le noeud de la crise. (…) Nous-mêmes, nos enfants et nos petits-enfants subirons les conséquences de notre inaptitude à apporter une solution et à réagir à la situation actuelle. (…) Une solution serait de laisser des pays comme la Grèce quitter la zone euro de façon amicale, en coopération avec l’UE ». Pour cette même raison, il aura refusé ensuite de signer le Mécanisme européen de stabilité[7], tout comme le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union économique et monétaire (SCG), mieux connu sous le nom de « pacte budgétaire »[8].
            Ce qui est intéressant dans la position de la République tchèque, c’est qu’il ne s’agit pas d’un pays en superbe santé financière qui pourrait se permettre de faire la fine bouche devant les exigences de l’Union. Comme la Hongrie, comme la Grèce, comme l’Islande ou encore l’Irlande, l’Italie, le Portugal ou l’Espagne, la république tchèque de Vaclav Klaus subit la violence de la crise financière de l’Union européenne. Même si elle ne fait pas partie de la zone euro, elle est fragilisée tant par la dépendance de ses exportations à la zone euro que par la structure de l’endettement de ses citoyens : comme les Hongrois, ses ménages ont souscrit des crédits, immobilier ou à la consommation, en francs suisses le plus souvent, presque jamais en florint ou en zlötis. Du coup, pour faire repartir une économie fondée sur l’industrie automobile, le vieil outil de la dévaluation n’était pas opérant. En revanche, la République tchèque n’a, malgré ses difficultés, jamais eu à faire appel à l’aide du FMI ni de l’Union européenne.
            Depuis le déclenchement de la crise, d’abord des subprimes en 2007-2008, puis de la dette souveraine européenne à partir de 2011, six pays européens ont demandé l’aide au FMI et à l’Union : Espagne, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Portugal, auxquels s’ajoute l’Islande. Cette île du nord du continent ne fait pas partie de l’Union mais de l’espace économique européen. Si l’on observe le sort de ces populations quatre ans après le déclenchement de la demande d’aide, un enseignement en ressort, très net et sans discussion : ceux qui ont accepté l’aide –et ils sont tous dans la zone euro- vont plus mal qu’avant. Les autres –Islande et Hongrie- s’en sont sortis.

            Soulevée en 2008, la question islandaise éclaire autant la nature profondément nocive de l’Union européenne que l’efficacité de l’arme que représente l’exercice démocratique.
            Que s’était-il passé ? Deux grandes banques islandaises, notamment l’Icesave, s’étaient déployées toutes voiles dehors aux Pays-Bas et au Royaume-Uni où elles proposaient des produits d’épargne à taux très attractifs. Dès l’été 2008, elles furent emportées par la crise des « subprimes » qui les contraignit à la cession de leurs activités. Le gouvernement britannique de Gordon Brown voulait, c’est normal, sauver de la banqueroute ses citoyens dont l’argent placé dans la banque islandaise Icesave était gelé.     Sans souci du ridicule, il utilisa la loi anti-terroriste (!) pour geler les actifs des filiales sur son sol. De son côté, le FMI menaça de ne pas verser de prêts pour sauver l’état islandais. Quant à l’Union européenne, elle avertit qu’elle refuserait l’entrée de l’Islande dans l’Union si elle ne remboursait pas les épargnants. Le gouvernement islandais s’inclina. C’était sans compter avec son peuple. Deux fois consulté par référendum, il refusa les accords négociés par ses dirigeants. Finalement, ces dernières trouvèrent la solution : d’abord, ce serait la maison mère d’Icesave et non pas les contribuables qui mettraient la main à la poche. Ensuite, les épargnants seraient remboursés en priorité sur les actionnaires et les créanciers obligataires. Fonds de retraite, assureurs, hedge funds, l’Association européenne de libre-échange, tous bien entendu attaquèrent l’Etat islandais. Sans succès.

             En cette nuit d’août où je marche sur la plage d’Hossegor, je ne le sais pas encore. Mais, dans un mois, la cour suprême islandaise répliquera aux plaignants financiers qui réclamaient leur mise : « Compte tenu du risque pour l'économie, le parlement n'avait pas seulement l'autorisation de le faire, mais était constitutionnellement obligé de protéger l'intérêt général ». Pour une fois, un organe juridique rappelait aux agents économiques la règle fondamentale du capitalisme : être actionnaire ou créancier, c’est prendre des risques et donc, accepter des pertes.

             La question hongroise, elle,  reste purulente en Europe. En 2008, le pays demanda une aide au FMI, à la Banque mondiale et à l’Union européenne. En échange, cette dernière exigea des « réformes structurelles » et la Hongrie s’inclina. Le hic est qu’un nouveau gouvernement fut ensuite élu en 2010 et qu’il n’avait pas la même notion du mot « structurel » : horresco referens, il décida, par exemple, de taxer les entreprises de communication et… les banques puis, pire encore, de réformer la Banque centrale du pays, en la plaçant sous contrôle gouvernemental. Une telle atteinte à la norme européenne ne pouvait qu’être sanctionnée : les représentants du FMI et de la Commission présents à Budapest en décembre 2011, date de la réforme, quittèrent la ville et refusèrent d’octroyer la nouvelle aide demandée par le pays. Croyez-vous que le pays s’effondra ? Que nenni… Certes, la situation économique n’est pas rose bonbon car le pays dépend des exportations vers une zone euro en récession mais elle est meilleure que celle de la France et, surtout, des pays qui ont accepté l’aide européenne.

             Quelles sont alors les conséquences des mesures d’ « aide » octroyées à l’Espagne, à la Grèce, à l’Irlande, à l’Italie ou au Portugal ? Poser la question c’est y répondre : la deuxième bataille qui fut livrée contre la Grèce, essentiellement par l'Allemagne et la France, se conclut par une déroute pour le pays. Idem pour l’Irlande et le Portugal. Quelles seront les prochaines cibles ? Car il y en aura d’autres. Le hic est que cette guerre monétaire est livrée au nom d’une Union morte depuis l’arrêt du 30 juin 2009 de la cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe.

            A ces déchaînements de violences plus ou moins rangées, s’ajoutent les guéguerres entre Etats européens. Nous en avons déjà eu plusieurs ces quatre dernières années mais elles n'étaient pas nommées car non militaires.
             Tandis que la puissance politique et commerciale de l'Europe subit des coups de bélier de la part des pays émergents, ses états se livrent eux-mêmes à une guerre « hors frontières » sans merci. Elle se déroule sous nos yeux mais nous refusons de la voir.

 

 

 



s

[2] Article 88.1 de la Constitution, dit amendement Lamassoure : « La République (…) a « consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international ».

[3] Nommé secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique en 1985, il mena son pays sur la voie des réformes et mit fin à la guerre froide avec les Etats-Unis. Insuffisamment maîtrisées, ces deux politiques, appelées perestroïka et glasnot, se traduisirent par l’éclatement de l’Union soviétique (elle perd les ¾ de son territoire) et par un effondrement économique prolongé de la Russie (chute de près de la ½ du PIB sur la dernière décennie du millénaire).

[4] Diplomate américain au tournant des années1960-1970, artisan de la politique de la détente avec l’Union soviétique et du rapprochement avec la Chine.

[5] Président de la Commission européenne, désigné en novembre 2004 par le Conseil et renommé ensuite. Le nom du président de la Commission est soumis au vote des parlementaires européens.

[6] Propos tenus à Londres, le 3 mai 2012, lors du Credit Suisse Salon.

[7] Système d’aide sous forme d’institution financière internationale pouvant lever des capitaux sur les marchés financiers pour aider des Etats ou des banques privées en difficulté. Rappelons que la Banque centrale européenne n’a pas le droit d’apporter des fonds à des Etats.

[8] Ce traité est entré en vigueur le 1er janvier 2013, il suffisait que 12 états de l’Union monétaire le ratifient.

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

jeudi, 18 septembre 2014

Un drôle d'été français - La guerre sans nom

 Mardi 7 août 2012

Le jour où la zone euro n’a pas explosé
 

         C’est mon anniversaire aujourd’hui. Comme pour chaque anniversaire dans la famille, j’ai cuit le gâteau basque hier soir -il est meilleur quand on le laisse reposer 24 heures. Les enfants se lèvent. Ils se précipitent sur les boules de pâte crue que je leur ai laissées. Malheur à moi si les parts ne sont pas égales ! Il y aura une grande tablée à midi. Du travail en perspective. Du plaisir aussi.
            D’abord, je file au marché à Bayonne. Un tour au distributeur du Crédit agricole en bas de la rue Passemillon. M..! La carte est bloquée. Je refais le numéro. Ouf, ça marche ! Tandis que je retourne benoîtement sous les Halles, le frisson d’inquiétude tout juste ressenti me ramène dix mois en arrière.    

            C’était fin novembre. J’assistais à un colloque sur la finance solidaire en Europe. La salle, relativement petite, était emplie de gestionnaires de fonds. Un membre du cabinet du Commissariat européen à la concurrence expliquait comment son bureau préparait un passeport européen pour les fonds solidaires et un « brevet » pour les associations éligibles à ces derniers. Moi, j’étais plongée dans mon portable à prendre des notes, insensible aux mouvements et murmures qui montaient. L’orateur abordait le thème de la gouvernance des associations quand un cri jaillit dans la salle.
- Assez avec la gouvernance des associations et de la finance ! De toute façon, des associations, il n’y en a pas assez pour investir dedans ! Nous, ce qu’on veut, c’est une bonne gouvernance des états !                  
          Saisi, l’orateur s’interrompit. La bronca fut sévère. Les injonctions fusaient de toute part. Ces hommes -même solidaire, la finance est peuplée majoritairement de mâles- se levaient, s’apostrophaient dans une cacophonie inouïe dans de telles instances. Je me tournai vers mon voisin.
- Qu’est-ce qui se passe ?

- Ce qui passe, c’est qu’on va tous crever, voilà ce qu’il se passe. Le crédit est bloqué, les banques paniquent et l’euro va sauter. Et cet imbécile nous parle de la gouvernance des associations !
- Bof, l’euro, on s’en passera, non ?
Mon interlocuteur me regarda avec commisération.
- L’euro, ce n’est pas la question. Si la zone euro se défait, les taux d’intérêt de la dette française explosent. Déjà, avec les taux bas qu’on a aujourd’hui, le remboursement des intérêts, c’est le tiers de l’impôt sur le revenu. Alors, sans l’euro, on se retrouve avec des échéances énormes à rembourser. Et pour les rembourser, rien d’autre à faire que virer au moins 15 % des fonctionnaires et, pour ceux qui restent, 20 % de baisses des salaires. Et sans compter les entreprises obligées de mettre la clé sous la porte, et les salaires et les retraites qui ne pourront plus être versées parce que les banques auront mis la clé sous la porte…
            Je le fixai, interloquée, mais il s’était levé pour rejoindre la rangée où s’agglutinaient des camarades tout aussi remontés et vociférant. Je fermai mon portable et quittai mon siège.
            Comme tout individu apprenant une catastrophe, j’étais dans le déni. Ces financiers, bien propres sur eux, me rappelaient mon fils aîné quand il me reprochait de ne pas avoir été assez sévère avec lui : « si tu m’avais plus serré, j’aurais fait une prépa et je gagnerais plus aujourd’hui ». Des enfants pris dans la main dans le pot de confiture ! Je m’approchai d’un ami lui aussi debout dans sa travée et lui fis part de mes réflexions un peu moqueuses sur l’assemblée. A son tour, il me toisa, exaspéré.

- Tu veux pas comprendre ou quoi ? La zone euro est en train de sombrer et ces imbéciles de la Commission n’ont rien d’autre à faire que concocter des UNICTS ! Tu ne crois pas qu’ils pourraient se consacrer aux vrais problèmes ?
            Je me refusai toujours à comprendre. Remontant vers la sortie, je me retournai. L’organisateur du colloque était monté sur la tribune, remerciait le pauvre fonctionnaire européen ainsi que l’assemblée qui ne l’écoutait pas. Tandis que je restai là à observer, une odeur un peu aigre monta à mes narines. Je reniflai, souris, c’était l’odeur de la salle de hand de mon adolescence ! Puis je hoquetai. Ce que je humais, c’était une sueur un peu âcre, cet arôme qui vient non de l’effort physique mais de la peur. C’était donc vrai, ces hommes en costume-cravate et femmes en tailleur-talons pétaient la trouille.
            Un peu inquiète, j’appelai le lendemain notre correspondant chez l’assureur avec lequel nous devions monter notre premier fond de titrisation. Il me rassura en quelques mots, ironisant sur la crainte des financiers pour leurs bonus. En l’occurrence, mes années de journalisme ne me servirent à rien. Pas une seconde, je n’imaginai un mensonge alors que, pour mon interlocuteur, l’essentiel était de diffuser un message rassurant sur la santé financière de son groupe…

            Quelques jours plus tard, c’était juste après un énième sauvetage de la zone euro, je retrouvais mon ami l’ancien agent de change et lui narrai le colloque. Loin de partager mon ironie, il se montra insupportablement sérieux.
- Oui, la situation est très grave. Depuis que Papandréou a décidé de soumettre par référendum le plan d’aide de l’Union[1], la zone euro a perdu toute crédibilité.
- C’est l’Europe, pas la zone euro qui a perdu sa crédibilité. Comment peut-on infliger de tels sacrifices et de tels abandons de souveraineté à des populations qui n’ont rien à voir avec la gabegie et la corruption de leurs gouvernements ? Une corruption nourrie d’ailleurs de l’extérieur : MAN et Siemens, il y a bien des enquêtes en Allemagne sur les pots-de-vin qu’ils ont versés aux dirigeants grecs non ? Et là, on parle en milliards déversés pour les contrats des Jeux Olympiques, pour le métro, pour des sous-marins qui ne fonctionnent pas, j’en passe et des meilleures ! Plus le maquillage des comptes publics par Goldman Sachs pour entrer dans la zone euro !

- Que vous aillez raison importe peu, ma chère. Si la zone euro éclate, on se retrouvera dans une situation pire que celle d’aujourd’hui. Vous rappelez-vous la sortie de la livre britannique, de la peseta espagnole et de la lire italienne du SME[2], en 1992 ?
- Oui, d’ailleurs la crise était intervenue après un référendum, là aussi. C’était sur l’adhésion de la Suède à l’Europe.
- Non, le Danemark. Quoiqu’il en soit, la dévaluation s’est traduite pour les Anglais par une dévaluation de 30 % par rapport à leur ancien cours pivot et par une inflation terrible. Dans notre monde, l’impact positif des dévaluations est toujours annihilé par l’inflation.
- Si ça a été si terrible pour le Royaume-Uni, alors pourquoi n’a-t-il jamais voulu venir dans l’euro ? Dans les années 90, je suis allée souvent à Londres, je peux dire qu’à chacun de mes déplacements, je voyais la ville –et les Londoniens- devenir de plus en plus riches.
- Tut Tut Tut! L’euro, c’est vous autant que la finance !

- Non, d’ailleurs j’avais voté « nul » pour Maastricht, en me retenant de ne pas voter non.
- C’est bien vous qui m’aviez raconté l’histoire de ce directeur financier d’une grande caisse de retraite qui a acheté un max de dette souveraine grecque en 2008, pour doper les rendements du portefeuille ? Les retraités, ils étaient bien contents d’avoir des taux élevés non ? et les cotisants aussi ? Tout le monde profite de l’euro !

            De tous les financiers que j’aurais rencontrés, de l’été 2011 au printemps 2012, aucun n’aura émis de doute sur la nécessité de l’euro. Contrairement aux préjugés, ils ont la reconnaissance du ventre : le sauvetage de l’euro, c’est d’abord le sauvetage des banques.
            A la fin de ce mois de décembre 2011, la Banque centrale européenne allait concocter un instrument inédit, le LTRO ou « Longer term refinancing operation », « Opération de refinancement à long terme », destiné exclusivement aux banques.
            Les dirigeants politiques auraient voulu que la BCE rachetât des obligations publiques des pays en difficulté –Espagne, Grèce, Italie, Portugal. Inquiet du risque de « credit crunch » ou raréfaction du crédit, Mario Draghi qui venait de remplacer Jean-Claude Trichet, préféra allouer des prêts aux banques de la zone euro. Les chiffres donnent le vertige : en décembre 2011, puis en février 2012, les banques européennes auront obtenu pour 1 000 milliards[3] d’euros de prêts à trois ans, au taux ridicule de 1 %. A ces montants s’ajoutent ceux engagés par les « fonds publics » -autrement dit l’argent du contribuable européen : 1 100 milliards d’euros selon le FMI[4], pour secourir l’Espagne, la Grèce, l’Irlande, l’Italie et le Portugal entre décembre 2009 et juin 2012.
            Pour info, 1 000 milliards d’euros, c’est la moitié du PIB français, autrement dit, la moitié de la richesse créée en un an par la cinquième puissance économique mondiale…
            Cet effort a-t-il été récompensé ? Poser la question, c’est y répondre, au moins pour les peuples : aucun jamais n’est descendu dans les rues pour remercier l’Europe de son aide. Ce serait même le contraire.

            En revanche, les banques sont, à court terme, les grandes gagnantes puisque les dettes publiques difficilement remboursables passent petit à petit de leurs portefeuilles aux bilans des institutions publiques –Banque centrale ou Fonds de soutien européen. Quand je parle de court terme, il faut entendre un horizon de deux à trois ans. Car les banques ne sont toujours pas tirées d’affaire.
            Ce n’est pas moi qui le dit : « La fuite des capitaux et la fragmen­tation du marché (interbancaire) qui en ont résulté ont fragilisé les ­fon­dements mêmes de l'Union, à savoir des marchés intégrés et une politique monétaire commune effective »[5]. Et les experts du FMI de marteler : le risque demeure d’« une redénomination de la monnaie ». En termes moins savants, on dirait « retour au franc, à la lire, au mark, etc… ».

            Les Fronts de gauche et national auraient-ils infiltré le FMI ?

 

 

 



[1] Le 31 octobre 2011, le premier ministre grec, Georges Papandréou, a décidé d’organiser un référendum sur l’effacement partiel de la dette du pays, obtenu en échange d’une aide, sous forme de prêts internationaux, de 100 milliards d’euros.

[2] Système monétaire européen, créé en 1979, qui contenait les marges de fluctuation des monnaies européennes autour d’un cours pivot de référence, appelé ECU. Il sera abandonné en 1993, après les attaques spéculatives du fonds détenu par le financier américain George Soros.

[3] 489 milliards d’euros en décembre puis 529 autres milliards trois mois plus tard.

[4] « Rapport sur la stabilité financière dans le monde » présenté à Tokyo en octobre 2012, disponible sur le site du Fonds monétaire international.

[5] Citation tirée du Rapport sur la stabilité financière dans le monde de 2012.

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

mercredi, 17 septembre 2014

Un drôle d'été français - La guerre sans nom

Lundi 6 août 2012

 De la plage des Corsaires à la mer de Chine en passant par la Méditerranée et la mer baltique

 

            Sur la route qui mène à l’océan, je m’arrête dans une boutique de friperies pour acheter des espadrilles. Tiens, elles sont made in China ! Le comble au Pays basque mais il dure depuis longtemps et s’étend, désormais, aux avions et à la mécanique de pointe.
            Tandis que mon fils prend les vagues sur son surf, je dormasse sur le sable de la plage de l’Océan et laisse vagabonder mes pensées. La Chine, je l’aurai rencontrée à de nombreuses reprises durant le montage inabouti de notre projet.

            Avant d’être dans la banque, il a été au ministère de l’Agriculture.
- C’était au milieu des années 90. Un correspondant de l’OCDE m’appelle. Il me dit : demain, nous recevons des représentants du ministère de l’Agriculture et nous n’avons aucun spécialiste sous la main. Tu pourrais venir ? J’y vais. Et là, je m’en rappellerai toujours, nous écoutons les délégués chinois nous expliquer leurs objectifs : parvenir à la sécurité alimentaire à l’horizon 2005. Pour cela, le gouvernement chinois venait de limiter les importations de riz et d’augmenter les prix payés aux paysans. Les officiels de la Muette[1] souriaient poliment pour masquer leur scepticisme. De mon côté, je me souvenais que ces officiels chinois avaient commencé leur enfance dans les années de grande famine[2] et qu’un tel traumatisme collectif ne pouvait qu’influer fortement les décisionnaires.
- Ils ont réussi ?
- Oui et non. Oui, parce que, avec cinq ans d’avance, ils ont réussi à accroître les rendements et à disposer d’une production de riz suffisante pour leur population. Non, parce que l’élévation du niveau de vie a entraîné une demande plus forte en biens alimentaires élaborés, des yaourts à la viande. Par exemple, près de la moitié du soja disponible sur le marché mondial est acheté par la Chine. De toute façon, même limitée à l’autonomie pour la production de riz, la sécurité alimentaire est un concept fondateur de la politique chinoise. Et la sécurité énergétique aussi.

Cela fit tilt dans ma tête. Trois mois auparavant, j’étais assise devant un sénateur bien au fait de la Politique agricole commune, dans son bureau de  l’immeuble rue de Vaugirard en face du Sénat.
- L’Union européenne est en train de perdre son autonomie agricole. Depuis 1995, les S-A-U régressent.
- Les quoi ?
- S-A-U, pour surface agricole utile. En gros, il s’agit de toutes les terres utiles à l’agriculture, hors forêts. 


            Si l’irénisme à l’égard de la Chine prévaut encore en Europe, il est inconcevable chez ses proches voisins. Samedi 21 juillet, la Chine a « officiellement » installé une garnison à Sansha, bourgade de mille âmes regroupées sur la petite île de l’Arbre de l’archipel Paracel, au large des côtes vietnamiennes.
            Depuis 1974, année de la bataille navale entre les flottes de ces deux pays, la Chine occupe militairement l’archipel qui relève de la souveraineté vietnamienne et y a même installé une base navale. En officialisant sa présence militaire et en reliant administrativement le village de Sansha à la province de Hainan (une grande île au sud de Zhanjiang), Pékin défie les quelques lois qui régissent les relations internationales.
            Cet activisme relève autant de l’impérialisme politique que de l’économique. Militairement, la Chine est très active hors de ses frontières ; depuis 1949, elle a été impliquée dans neufs conflits, ce chiffre excluant la guéguerre avec Taïwan[3].
             Economiquement, le contrôle de la mer méridionale qui regorge de fonds riches en hydrocarbures et en poissons est considéré comme crucial pour l’empire. Au nord-est, il s’oppose aussi, depuis un demi-siècle au Japon sur la question de la souveraineté des îles Diaoyutai –en chinois- ou Senkaku –en japonais- ou encore Pinnacle –en anglais. Au-delà des impératifs de ressources naturelles, la mainmise sur l’archipel Paracel au sud-est et sur les îles Pinnacle au nord-est offre un intérêt stratégique pour la Chine populaire : prendre Taïwan en tenailles et, ainsi, s’assurer la domination totale sur la mer de Chine…
            Prendre en tenailles, c’est la stratégie du croissant si chère aux dirigeants chinois. En 1999, deux officiers de l'Armée chinoise, Qiao Liang et Wang Xiangsui, publient un essai, « La guerre hors limites », qui fera date dans le monde diplomatique pour deux raisons. D’abord parce cet ouvrage, qui n’a pu être publié sans l’aval des autorités tant politiques que militaires, sonne comme l’affirmation de puissance d’un pays encore en marge des grands échanges -il ne sera introduit à l'Organisation mondiale du Commerce que deux ans plus tard. Ensuite parce que son concept sera repris par l’Administration américaine, notamment dans les rapports de la CIA.
            Rédigé peu après la première guerre du Golfe et juste après la crise monétaire de 1998 qui avait mis à bas les « dragons » économiques de l’Asie du Sud-Est et la Russie, l’essai postule deux thèmes majeurs.
            Un, la guerre se mène désormais « en dehors de la guerre » et la victoire se remporte « sur un champ de bataille autre que le champ de bataille classique ».     Deux, les batailles, militaires ou autres, se gagnent toujours par la stratégie du croissant. Utilisée par Hannibal à Cannes, par Nelson à Trafalgar, par Cao Gui à Changshao, cette stratégie vise à affaiblir le « centre » de l’ennemi en l’obligeant à secourir ses flancs.  Une fois qu’il a épuisé ses réserves, l’attaque centrale peut commencer.

            Parmi les guerres non militaires, « la guerre financière est une forme de guerre non militaire qui se révèle tout aussi gravement destructrice qu'une guerre sanglante, même si aucune goutte de sang n'est versée. La guerre financière occupe désormais officiellement la scène qui, depuis des milliers d'années, n'avait été occupée que par des soldats et des armes, du sang et des morts ».
            Douze ans après la mise au pas des pays du Sud-Est asiatique et de la Russie, la zone euro s’est ainsi trouvée dévastée par des attaques massives sur ses banques puis sur ses dettes souveraines. Pourquoi l'Union ? D'abord parce que l'Union est le premier marché mondial et que ses velléités d'indépendance et les restes de sa puissance géopolitique gênent l'expansion des « BRIC ». Ensuite parce que la proie accuse des faiblesses intrinsèques : d'une part, la fragilité de ses banques et l'endettement structurel de ses états membres, d'autre part, l'absence de solidarité entre ces derniers. Les chances de victoire sont d'autant plus élevées que la proie est fragile.
            Depuis septembre 2009, lorsque le Parlement allemand a adopté le traité de Lisbonne en le vidant de sa substance au motif, réel, de son manque de démocratie, l'Union européenne est entrée en une agonie que précipita l'échec du sommet de Copenhague de cette même année. Il visait à renégocier un accord international sur le climat, avec des objectifs chiffrés pour chacun des pays. L'Union européenne l'avait aussi conçu comme une arme de défense contre la puissance émergente des BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine). L'alliance Chine-Etats-Unis déjoua ces plans d'autant plus facilement que les Etats européens allèrent à Copenhague en ordre dispersé : l’Autriche, l’Italie et la Pologne refusèrent de s’associer à la politique communautaire de lutte contre le changement climatique.                 
            Copenhague fut un désastre, aucun état n’ayant accepté d’engagement quantitatif sur ses réductions de gaz à effet de serre. Le signal était donné au reste de la Terre : l’Europe n’existait pas en tant que force politique.

            Aujourd'hui, ce sont les dettes des Etats européens qui sont dans la ligne de mire. Du strict point de vue financier, cela devrait étonner. N'y aurait-il pas mieux ailleurs ? Mais peu importe que le Japon ait un ratio dette/PNB de 200 %, bien supérieur à celui de la Grèce, que les finances du Royaume-Uni soient plus délabrées que celles des Etats du continent ou que la dette des Etats-Unis ne trouve à se placer que grâce au bon vouloir de la Chine.
            Sur une planète dont l'épicentre dérive vers l'Asie, c'est l'Europe, première puissance économique mondiale et surreprésentée dans les instances internationales qu'elle a contribué à créer au milieu des années 1900, qui doit être mise au tapis. Et elle y va rapidement.
            Après les PIGS (Portugal, Irlance, Grèce et Espagne), aux flancs de l’Europe, ce fut au tour de l'Italie et de la France de subir des coups de bélier. Certes, l'état français affiche un ratio dette publique sur PIB proche de 90 % se permet une dépense publique inégalée dans l'OCDE, Suède et Danemark exceptés[4]. Pourquoi alors ces deux pays que leur petite taille devrait, normalement, rendre plus vulnérables, restent-ils à l'écart des offensives financières ? Parce qu'ils sont de peu de poids dans la course à la suprématie économique mondiale que se livrent la Chine et les Etats-Unis.
            La France représente encore un danger en raison de son pouvoir d'influence : son action n'a-t-elle pas été décisive dans le règlement de la crise géorgienne, dans le remplacement d'un G 8 par un G 20 plus respectueux du nouveau déséquilibre mondial ? Sa présence en Afrique n'entrave-t-elle pas les ambitions chinoises en matière de contrôle des terres agricoles et des terres rares ? L'Italie en revanche a perdu le peu de pouvoir d'influence qu'elle avait sur les affaires mondiales avec la présidence de Silvio Berlusconi.

            Mais revenons au déroulé de l’assaut -non militaire mais financier et monétaire- contre l'Union. Conformément à la stratégie recommandée par nos deux colonels chinois, l'attaque commença par les flancs, la Hongrie, puis l’Irlande, le Portugal et la Grèce. Viendraient ensuite l'Italie puis la France. Le choix de l'état maggyar était intelligent. Membre de l'Union mais hors de la zone euro, il  ne reçut aucun appui de l'Union et dut en appeler au FMI pour s'en sortir. Les autres états d'Europe centrale comprirent le message : la solidarité européenne est un leurre. Une fois avéré l'égoïsme des états fondateurs et moteurs de l'Union, les armes financières purent être dégainées.
             Concrètement, d'où viennent les assaillants ? De trois galaxies, dont l'une agit seule. Il s'agit des fonds spéculatifs. Dans leurs tactiques d’intervention, les hedge funds macro se servent de techniques souvent fondées sur les lois de la physique pure mais, fondamentalement, ils s'appuient sur les services d’anthropologues et/ou de politologues qui analysent les forces et faiblesses des cibles avant tout déclenchement des opérations. A ce titre, les divisions dévoilées avant et lors de Copenhague ont constitué un signal fort.
            Si les hedge n'obéissent qu'à eux mêmes, ils sont capables d'alliances opportunistes, ici avec les mercenaires des deux autres galaxies, liées entre elles. Dans la première, se trouvent les banques asiatiques qui, à partir de 2010, ont cessé de prêter en dollars aux banques européennes[5], provoquant une crise de liquidités d'abord rampante puis éclatante à l'été 2011.
            Dans la seconde, on trouve des Etats souverains, essentiellement la Chine, qui interviendront comme « sauveurs », tant auprès du FMI que par rachat d'actifs européens. Pour nourrir « sa riposte à la crise économique mondiale »[6], le Fonds devait accroître ses ressources. Seuls pouvaient lui en apporter les pays en excédent budgétaire : « En avril 2010, le Conseil d’administration du FMI a adopté une proposition d’augmentation et d’assouplissement des Nouveaux accords d’emprunt (NAE), en portant leur montant à près de 367,5 milliards de DTS (environ 560 milliards de dollars) avec 13 nouveaux pays et institutions participants, notamment un certain nombre de pays émergents dont la contribution à cette importante augmentation a été non négligeable. » 
            Inutile d'expliquer tous les termes techniques : il suffit de comprendre que les nouveaux pays riches ont apporté des liquidités ; en échange, leur poids dans la gouvernance du FMI a été augmenté de 9 % : « Ces réformes ont entraîné un relèvement de la quote-part de 54 pays membres, parmi lesquels la Chine, la Corée, l’Inde, le Brésil et le Mexique ont été les principaux bénéficiaires ».
            Et voici comment a été réduite l'influence à la fois de l'Union européenne et de ses états membres dans l'institution internationale la plus puissante au monde après l'ONU. Dans le même temps, la Chine a pu commencer ses emplettes d'actifs européens à bas prix et à ses conditions[7]

            Cet abaissement systématique de l'Union perdurera, d'autant que les Etats sont incapables de solidarité. La France et l'Italie, ventre mou de l'Union, ont résisté pour l'instant mais pour combien de temps encore ?
            Qu'on le comprenne : je n'éprouve aucune vindicte contre les dirigeants chinois et suis au contraire admirative de leur souci pour le bien-être de leur population. Oh, ce n'est pas par grandeur d'âme. A la tête d'un pays vaste comme un continent, peuplé de 1,3 milliard de citoyens, agité quotidiennement par des révoltes sociales, le parti communiste n’a pas le choix : s’il veut conserver à la fois son pouvoir et l'unité du pays, il se doit d'assurer travail et élévation du niveau de vie. Rien de démocratique dans sa démarche. Le nom du prochain président chinois, Xi Jinping, qui remplacera Hu Jintao n'est-il pas déjà connu, trois mois avant l'élection ?
            Ce qui m’exaspère, c’est la passivité de nos dirigeants politiques. Depuis que l’empire du Milieu est exonéré de tout droit de douane sur ses exportations grâce à son adhésion en 2001 à l’Organisation mondiale du commerce, il livre une concurrence déloyale aux autres pays de la planète. Son objectif ? accroître toujours et encore ses exportations, au détriment de ses propres citoyens d’ailleurs, puisque la masse salariale n’y atteint pas les 50 % du PIB, contre 65 % en moyenne dans l’OCDE.

            Je prenais un petit déjeuner avec le directeur de la zone Asie de l’un des fleurons mondiaux des services aux collectivités. Cet ancien condisciple de Sciences Pô m’expliquait sa stratégie de financement au Viet-Nam d’où il revenait tout juste.
- C’est simple, l’Union européenne, je ne parle pas de la France bien sûr, est incapable de monter des financements intelligents. Moi, pour développer mon business dans l’Asie du Sud-Est, je n’ai pas le choix : je suis obligé de m’associer avec des groupes chinois. C’est ce que m’imposent l’Exim Bank of China, la banque de financement des exportations chinoises, ou la China Development Bank. Entre 2009 et 2010, ces deux établissements publics ont prêté plus de 110 milliards de dollars aux pays en voie de développement, soit plus que la Banque mondiale. Ils travaillent vite, tu as la réponse, positive ou négative, en quelque semaines, là où il faut négocier pendant des mois avec les banques européennes.
- Le bras armé de l’expansion chinoise alors ?
- Oui, d’autant qu’ils n’ont aucun scrupule. C’est comme ça que la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique. Une entreprise européenne ou américaine qui veut monter un projet d’infrastructures là-bas sera handicapée parce que la Banque mondiale ou le FMI exigeront toujours des conditions sur le respect des droits de l’homme, la démocratie… Avec l’Exim, pas d’ingérence : tu la trouves partout, au Nigeria, au Soudan.
- Je vois. A côté, les 7 milliards d’engagements de l’AFD
[8], c’est de l’argent de poche.
- Je te répète, le problème, c’est pas la France, c’est l’Union. A quoi ça sert d’avoir fait la zone euro si on n’est pas capable de s’unir financièrement ?

 

 

 



[1] Château de la Muette, dans le XVI° arrondissement parisien où siège l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économiques).

[2] De 1958 à 1961, la Chine fut frappée par une famine qui causa la mort d’au moins 30 millions de personnes (chiffres officiels).

[3]Invasion du Turkestan oriental (1949), Invasion du Tibet (1950–51), Guerre de Corée (1950-53), Guerre sino-indienne (1962), Guerre du Viêt Nam (1965-70), Conflit sino-soviétique (1969), invasion des îles Paracels (1974), Guerre sino-vietnamienne (1979), Conflit territorial en mer de Chine méridionale impliquant le sultanat de Bruneï, la Malaisie, les Philippines, Taïwan et le Vietnam.

 

[4] Dépenses publiques sur PIB : 56,6 % en 2013, dette publique sur PIB : 82,3 % en 2010, 86 % en 2011, 90,2 % en 2012 (source INSEE).

[5] Cf. les déclarations des dirigeants des banques asiatiques.

[6] Titre de la fiche technique du 12 septembre 2012 du FMI, disponible en français sur son site.

[7] Cf les déclarations de Gao Xinging, dirigeant du fonds souverain chinois.

[8] Agence française de développement,

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

mardi, 16 septembre 2014

Un drôle d'été français - Une France sous le syndrôme de Stockholm

 

5 août 2012

Des barthes, de la Suède et de la LGV

 

Le train lambine dans le sud des Landes. A très grande vitesse de Paris à Tours, il adopte ensuite des allures de plus en plus paresseuses. A partir de Bordeaux, la lassitude et l’impatience de l’arrivée chiffonnent les voyageurs ; enfin, apparaissent les quais de l’Adour en contrebas puis les flèches de la cathédrale.
            Mon père nous attend devant la gare, la Peugeot 106 grise stationnée sur le rond-point, de l’autre côté de l’allée des taxis. Subsistent ici et là quelques empreintes des fêtes : affiches, grilles autour des arbres et pelouses… Il est rare que je les manque mais, quelle que soit la date de ma venue au pays des aïeux, je ressens à chaque fois le même sentiment de plénitude.
            A la sortie de Bayonne, les barthes de la rive sud de l’Adour sont défigurées par la zone de stockage. Un échec économique pour cet aménagement destiné à accueillir les camions venant ou en allant en Espagne. C’était dès le départ un mauvais calcul, les coûts étant bien inférieurs de l’autre côté de la Bidassoa.

            Aujourd’hui, l’Espagne et l’Euskadi s’enfoncent dans la misère et l’avenir de la zone repose sur l’implantation d’un grand magasin de meubles suédois. A 200 mètres à l’intérieur des terres, des échangeurs d’autoroutes et un viaduc vide croisillent une lande où jamais l’homme n’a construit. Mouguerre, Saint-Pierre d’Irube et Bayonne ont gagné sur les autres communes le « droit d’accueillir un magazin Ikéa. Reste à espérer qu’il ne s’enfonce, à la première grande crue, dans les marécages…
            Peu m’importe !  A la jouissance de me retrouver chez moi se mêle la profonde satisfaction de savoir qu’est suspendue la construction de la voie ferrée rapide ou LVF. Les panneaux ELZ (non à la voie du TGV, en euskara) témoignent de la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Je ne suis pas rétive, bien au contraire, à une prolongation de la « très grande vitesse » jusqu’à la frontière et au-delà. Tout automobiliste qui a roulé sur la nationale 10 sera d’accord avec moi, insupporté par les longues cohortes de camions espagnols et portugais.


            Le frêt ferroviaire est bien plus efficace et il faut désenclaver le grand Sud-Ouest. Ce qui me révoltait, c’était le déroulement d’une seconde ligne ferrée entre Bordeaux et Hendaye. Il aurait été possible de transformer la ligne classique actuelle, pour un coût bien moindre. Très actifs, les opposants avaient fait appel à un cabinet d’expertise suisse dont les conclusions, aboutissant à la suffisance de capacité de la ligne actuelle, seront reprises finalement par … RFF, le Réseau ferré de France ! Dans une note interne de ce printemps, ses analystes estiment : « la rénovation du réseau constitue un projet en soi dont la rentabilité économique est supérieure à celle de la plupart des projets ».

            Question : pourquoi s’être entêté durant des années pour ce projet pharaonique, inutile et coûteux, tant pour les habitants que pour les communes ? pourquoi a-t-il fallu que ce soit l’Espagne, endettée jusqu’au cou, qui prenne la décision de suspendre la ligne LGV ?

            Le principe de réalité qui s’est imposé à RFF et aux potentats locaux résulte toujours de nos actions. Malheureusement, ne sont pas celles, raisonnables, du CADE -le regroupement des opposants à la LGV dans le Pays Basque- qui ont prévalu mais celles des banques espagnoles qui ont ruiné leur pays… A cause d’elles, l’Espagne ne peut plus se permettre la LGV.

            La fatalité n’existe pas qui réduirait le Pays Basque et le sud des Landes à une enclave spécialisée dans le tourisme et la santé. Vivent ici des jeunes bien formés qui veulent travailler là où ils sont nés. L’aménagement à partir des infrastructures existantes aurait certes déçu les tenants de la folie des grandeurs mais aurait été bien plus rentable et moins dommageable à l’environnement qu’une nouvelle ligne.
            Aujourd’hui, les collectivités locales qui ont débloqué des fonds et levé des capitaux n’ont plus que leurs yeux pour pleurer. Elles ont compté sur les fonds structurels européens hier abondants, oubliant que la manne financière de Bruxelles ne résultait pas de la production d’une richesse réelle mais bien de la création d’argent « synthétique » né de l’injection de liquidités par la Banque centrale européenne.    Cette débauche de faux argent pervertit tout calcul économique et bannit de la pensée le raisonnement. Depuis 2001, jamais l’argent n’a jamais été aussi abondant.
            Rappelons nous : 11 septembre 2001, attentat contre les tours de New York ; 2002 : éclatement de la bulle internet ; 2008 : crise financière mondiale née de la faillite de Lehman Brothers ; 2011 : crise de la dette des états européens. A chacun de ces soubresauts de l’économie, les réponses des docteurs des Banques centrales auront été identiques : diminuer les taux d’intérêt de l’argent qu’ils redistribuent aux banques.

           
Au temps de Molière, les médicrates glapissaient : « la saignée ! la saignée ! »  Au temps de Bernanke et de Trichet, les bancocrates entonnent : « la monnaie ! la monnaie ! » Mais le malade n'est pas imaginaire et son état empire avec la logorrhée monétaire.
           Question, où partent ces masses d’argent ? Pas seulement sur l’or, l’énergie ou les biens alimentaires comme le prétendait mon agent de change. Ces capitaux, ils sont aussi engloutis dans des mers des Sargasses aux noms de paradis fiscaux : Jersey, Caïman, Lichenstein, Singapour, Londres…
           Nous y reviendrons plus tard. Pour le moment, je fais le tour du quartier pour saluer oncles, tantes et cousins.

 

 

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

lundi, 15 septembre 2014

Un drôle d'été français - Une France sous le syndrôme de Stockholm

 

Lundi 30 juillet 2012
De l’inflation sélective à l’hyperinflation

 

            Une matinée comme un lundi : dans les paperasses, d’abord à classer le courrier arrivé durant les vacances, ensuite à photocopier les justificatifs de revenus pour la location de mon fils.

             Heureusement, un déjeuner en terrasse avec un vieux copain. Il s’était fait lourdé méchamment il y a une petite demi-douzaine d’années mais s’en est bien sorti. Un de ses amis qui montait un site de vente sur Internet l’avait fait venir en attendant qu’il retrouve un CDI. Il y était resté pour ensuite entrer dans le capital puis racheter les parts de son associé.
- Ca marche toujours ton site ?

- Du tonnerre ! Le chiffre d’affaires continue à progresser moins vite qu’avant mais il continue.
- La crise, tu connais pas ?
- Oui, bien sûr, mais j’avais anticipé. En 2010, quand la fréquentation du site a explosé, je devais embaucher des techniciens. Or il se trouve que Maher est Tunisien d’origine.
- Maher ?
- Mais oui, tu le connais, il est là depuis le début, c’est lui qui a monté toute l’infrastructure d’information.
- Ah oui, je l’ai vu plusieurs fois.
- Bon, eh bien, il m’a proposé de monter la structure de back-office à Tunis. On a créé une filiale, à 50-50, il a recruté des ingénieurs et des techniciens sur place et ça roule ma poule.
- Non mais ça va pas ? Toi qui n’arrêtes pas de dire qu’on crève de ne pas donner la préférence aux Français, tant pour le boulot que pour les produits ?
- Les Tunisiens, tu les préfères chez eux ou chez nous, à traîner sur les places ?
- C’est un coup bas.
- Tu réponds ?
- Non, je n’ai pas envie. Oh et puis si. Tu ne peux pas comparer des Tunisiens qui, chez eux, créent des entreprises et toi qui, de France, implantes une entreprise chez eux quand tu pourrais créer des emplois ici. Et en plus, c’est pas vraiment un bon coup non ? Le printemps arabe, il a pas mal de giboulées il me semble ?
- Non, tu te trompes. Les types, ils ont continué à venir bosser tous les jours. Au téléphone, j’entendais les bruits des émeutes dans la rue mais le travail continuait.
- Et je peux savoir combien tu économises en salaires ? 
- Ce n’est pas la bonne question.
- Oh, facile ! Moi, je t'ai répondu.
- Non. Ce qu’il faut voir, c’est le pouvoir d’achat du salarié. Même payé 5 fois moins qu’un Français, le Tunisien aura un pouvoir d’achat 2 fois supérieur.
- Pardon ? 
- Tu as commencé le repas en te lamentant sur le loyer du studio de ton fils, non ?
- Où veux-tu en venir ?
- Au fait que ce n’est pas seulement le coût du travail qui est exorbitant en France mais celui de l’immobilier. Là-bas, un technicien me revient 1000 euros tout compris, soit un peu plus de 2000 dinars et il touche la quasi-totalité de ces 2000 dinars. Avec 650 dinars, soit 320 euros, il loge toute sa famille
dans 80 mètres carrés dans une résidence haut de gamme à Aïn Zaghouan, dans la grande banlieue chic de Tunis. Ici, le technicien, même âge, même expérience, qui revient à la boîte à 5 220 euros par mois ne touche que 2 800 euros en net.A ton avis, pour Saint-Germain en Laye par exemple, il faut combien pour un appart’ de 80 mètres carrés ?
- Euh…
- 1 500 euros minimum. C’est-à-dire que mon technicien, ici, il ne peut pas loger sa famille avec un seul salaire. Et moi, je vais te dire, je ne bosse pas et je ne fais pas bosser pour enrichir des rentiers !

          Ces propos très vifs, je ne les relèverai pas. Ils font écho à ceux de cet ancien agent de change chez qui, toutes les trois semaines, je venais faire part de l’avancée de notre projet. De l’actualisation des revenus d’un SPV nous en étions venus à parler inflation. C’était en février 2012. Ici et là, étaient publiées des tribunes où des économistes plaidaient pour un retour à un peu d’inflation.
- Vous pensez que la Banque centrale européenne lâchera du lest et laissera filer l’inflation ?
- Elle ne fait que ça et depuis longtemps ma chère amie ! Et elle n’est pas la seule. La Réserve fédérale américaine ou la Banque d’Angleterre, la banque du Japon font pareil. Là-bas, ça s’appelle du « Quantitative easing », ici le programme OMT.
- Pardon ? La mission de la BCE est justement de lutter contre l’inflation et, en général, on lui reproche d’être trop restrictive et de freiner la croissance.
- Lorsque l’on déverse des tombereaux d’argent, l’argent perd toute valeur, toute légitimité et l’inflation arrive.
- Désolée, je sais bien que le taux officiel de l’inflation est pipeauté mais nous ne sommes pas en inflation !
- Vous concevez l’inflation au sens classique du terme : la hausse généralisée des prix, suivie, avec retard, par celle des salaires.
- Oui, ce qu’a connu la France, jusqu’au milieu des années 80.

- Jusqu’à l’arrivée de Pierre Bérégovoy aux finances, de 1984 à 1986 puis de 88 à 91. Quel homme ! Il a tout fait : baisser l’impôt sur les sociétés, libéraliser la finance, lancer le Matif
[1], libérer les investissements étrangers… Ah ! le marché unique des capitaux ![2]

Mon interlocuteur s’interrompt, parti dans ses souvenirs manifestement heureux. Les miens sont plus acides : Pierre Bérégovoy aux Finances, c’est un cabinet dont les membres les plus éminents se retrouveront qui PDG d’un groupe de distribution (Jean-Charles Naouri chez Casino) qui PDG d’une banque (Jean-Pierre Peyrelevade au Crédit lyonnais). Pascal Lamy, aujourd’hui président de l’Organisation mondiale du commerce n’était pas avec Pierre Bérégovoy mais avec son prédécesseur aux finances, Jacques Delors. Ces jeunes cerveaux brillants avaient convaincu leur ministre que l’inflation était la véritable ennemie des travailleurs. Il les avait suivis et cassé du même coup le lien hausse des prix – hausse des salaires.
           Pour une cinquantenaire comme moi, l’inflation a la saveur de l’enfance et de l’enrichissement collectif. Tous les étés, lorsque j’arrivais en France pour les vacances, je m’émerveillais des acquisitions de ma famille et des voisins : une année, c’était la salle de bains, ensuite c’était l’AMI 6 qui remplaçait la mobylette avant d’être elle même changée pour une R16[3]....

- Oui, nous vivons une montée de l’inflation. Elle est inexorable et s’apprête à tout dévaster, reprend mon interlocuteur. Pour l’instant, elle n’appauvrit que les travailleurs mais les détenteurs d’actifs vont y passer eux aussi, ou du moins certains actifs.
- Vous pensez aux coûts des produits alimentaires, de l’énergie, de l’immobilier ?
- Et n’oubliez pas l’envolée des impôts.
- Quel rapport avec l’inflation ? Il ne s’agit pas d’un mécanisme économique mais d’une volonté politique.
- Ne parlons pas de volonté : les gouvernements des pays riches sont confrontés à une explosion de la dette. Ces dix dernières années, la dette mondiale a plus que décuplé. Nous en sommes à 200 000 milliards de dollars. Des chiffres tellement énormes que l’esprit humain, sidéré, ne peut pas anticiper les conséquences de ces monceaux de dette.
- Historiquement, les états ne remboursent pas : soit ils laissent filer l’inflation, soit ils font la guerre. Et pour faire la guerre, il faut des jeunes, et l’Europe vieillit.
- La guerre contemporaine est comme l’inflation : protéiforme, supportée par les populations civiles et niée par les dirigeants.
- On peut revenir à l’inflation ?
- Oui. Elle est niée par la quasi-totalité des observateurs parce qu’elle n’affecte pas les salaires. En fait, si les salaires n’augmentent pas, c’est parce qu’il y a pléthore de travailleurs dans le monde : avec l’amélioration des conditions de vie, nous avons, depuis une vingtaine d’années, une arrivée massive de jeunes gens sur le marché du travail mondial : chaque année, 200 millions d’êtres humains ont vingt ans. Ces nouveaux adultes ont besoin de travailler pour vivre et ils sont tous en concurrence.
- Je me souviens : on appelle ça le « slack global » ! 
- Exactement, le slack, c’est la réserve de capacités de production. Elle peut être en biens, en terres, ou en hommes. Aujourd’hui, et pour une quinzaine d’années encore, le temps que parviennent à l’âge adulte des classes d’âge jeunes moins nombreuses, les salaires ne suivront pas l’inflation.
- Que l’inflation touche les actifs tangibles, les terres, l’immobilier, l’énergie, je le comprends. Mais comment parler d’inflation au sujet des impôts ?
- A part les Etats-Unis dont l’hégémonie politique et militaire leur permet d’imposer au reste du monde d’acheter leur dette, les autres états, à commencer par ceux de l’Union, doivent rembourser. Les impôts ne sont rien d’autres que le prix des services publics : lorsqu’on les augmente, on crée de l’inflation.
- La différence avec les années de ma jeunesse, c’est que les salaires ne suivent pas. On en revient toujours à l’appauvrissement des travailleurs, quel que soit leur statut. Mais qui gagne dans l’affaire ?
- Les riches bien entendu. Ils deviennent de plus en plus riches puisqu’ils ont les capacités d’acheter des biens qui se valorisent rapidement. Il y ensuite les Etats qui disposent de ressources énergétiques et ont le moyen de les contrôler : les ploutocraties du Golfe, mais aussi la Russie, le Brésil. Bien sûr, je ne parle pas ici des pays africains qui se font acheter à bas prix des milliers d’hectares de terres arables ou subissent des conflits cinquantenaires pour le contrôle des diamants ou de l’uranium. Et il ne faut pas oublier tous ceux qui ont les moyens de répercuter les hausses d’impôt ou de prix.
- Pourra-t-on longtemps supporter cette situation ?  -
Non. En Grande-Bretagne par exemple, la politique du quantitative easing est déjà en train de ruiner les retraités.
- Le quantitative easing, c’est bien le rachat massif d’obligations de l’Etat par la Banque centrale associé à des taux d’intérêt très bas ? 
- Oui. La Banque d’Angleterre détient le tiers des emprunts d’Etat en circulation. D’abord, c’est inutile puisque l’économie n’est pas repartie. Ensuite, le montant des pensions diminue et le déficit des fonds de pension se creuse.
- Vous pouvez préciser ?
- Le niveau des retraites dépend des actifs en réserve, c’est-à-dire des emprunts d’Etat. Si ces derniers ne rapportent rien ou presque, moins de 2 %, les retraites qui seront servies seront forcément amoindries… En Grande-Bretagne, ils ont fait le choix de faire supporter la crise essentiellement par les retraités.
- Et pour la France ?
- Pour l’instant, l’inflation touche de façon égalitaire travailleurs et retraités. Tant que le peuple n’a pas conscience de l’inflation, la situation perdurera.
- Vous savez, c’est moi qui fais les courses à la maison. Je sais bien qu’il me faut plus de billets de 50 euros qu’avant…
- Oui mais vous avez encore des réserves. Quand vous n’en aurez plus, quand vous n’aurez plus confiance dans la monnaie, nous serons en hyperinflation. Et je ne lui laisse pas 3 ans avant d’arriver.
- L’hyperinflation ?
- Oui. L’inflation de votre jeunesse, elle reflétait la confiance des consommateurs en l’amélioration de leur niveau de vie, en l’avenir. L’hyperinflation, c’est lorsque le public perd confiance dans sa monnaie.
- D’où les exhortations à sauver l’euro ? 
- Entre autres, oui. L’hyperinflation, elle se traduit toujours par l’envolée des prix des matières premières et par la chute des prix de l’immobilier. Nous avons la première, la seconde suivra.
- Partout en Europe ou dans quelques pays seulement ? 
- L’inflation, c’est comme la grippe : sur un corps sain, elle provoque de la fièvre ; sur un corps vieux ou malade, elle débouche sur la pneumonie voire la mort. Rappelez-vous les années 30 : la France était restée à l’abri, l’Allemagne avait sombré. Aujourd’hui…
- Vous êtes bien sûr de vous ? 
- Pas seulement moi. Regardez ce que font les Banques centrales elles-mêmes : elles rachètent de l’or à tout va. L’an dernier, leurs achats d’or ont été multipliés par 6 !  Aux Etats-Unis, près d’une dizaine d’états demandent à ce que l’or et l’argent retrouvent une valeur d’échange. 
- Faites ce que je dis, pas ce que je fais ?
- Oui, et le mouvement s’étend. Déjà aux Etats-Unis, près d’une dizaine d’états demandent à ce que l’or et l’argent retrouvent une valeur d’échange. Les grands marchés de dérivés –Comex, CME, ICE- et les banques d’investissement commencent à accepter l’or physique en contrepartie. Surtout, les banques privées elles-mêmes demandent à pouvoir utiliser l’or à 100 %.
- 100 % ?

- Pour le moment, les banques de l’Union européenne ne peuvent comptabiliser la « relique barbare » qu’à hauteur de 50 % de sa valeur. Vous allez voir qu’avec Bâle III elles obtiendront de le valoriser entièrement
[4].
- D’un côté, des actifs monétaires comme l’euro ou le dollar avec les dettes colossales derrière, de l’autre un actif dont la cote ne cesse de grimper. Je vois. Mais le péquin moyen, que fait-il ? 
- Rien pour l’instant. Mais la défiance augmente mois après mois envers l’euro.
- Vous avez entendu parler des monnaies locales ? Elles explosent en Europe, comme aux Etats-Unis dans les années 30 mais elles n’ont rien à voir avec la situation économique. Il y en a des dizaines en Allemagne, souvent fédérées dans le réseau Regiogeld, plusieurs centaines en Espagne. Le Chiemgauer par exemple, qui est utilisé en Bavière, existe sous forme de billets de 1, 2, 5, 10, 20 et 50 Chiemgauer, échangeables en euros.
- Attendez. Qui émet ces billets ?
- Au départ, c’était des lycéens.
- Pardon ?
- Oui, un professeur d’économie a fait plancher ses élèves sur la création de monnaie, leur a appris à imaginer et fabriquer les billets puis à trouver des acteurs économiques prêts à jouer le jeu. L’objectif, c’était de permettre aux habitants du Chiemgau, une région de Bavière au sud des montagnes, écartée des grands circuits économiques, de pouvoir consommer et investir dans les produits locaux. Pratiquement, le circuit du Chiemgauer fonctionne avec quatre grands acteurs : l’émetteur, les associations, les producteurs ou commerçants et les consommateurs. Ces derniers échangent auprès des associations des euros contre des Chiemgauer, à parité : 100 Chiemgauer égalent 100 euros mais les consommateurs doivent accepter de laisser au réseau associatif 2 à 3 euros pour 1 billet de 100 Chiemgauer. Ensuite, ils les dépensent auprès des commerçants membres du réseau qui les utilisent à leur tour pour payer leurs fournisseurs. Les entreprises, elles aussi, paient une sorte de taxe, de 5 %, mais pas à l’achat de Chiemgauer, à la sortie, lorsqu’ils échangent ces derniers contre des euros.
- Une sorte de contrôle des changes ?
- Si vous voulez, oui mais il n’est pas coercitif. Les entreprises ne sont pas obligées d’utiliser le Chiemgauer. Si elles acceptent de le faire, et elles le font, c’est parce que le Chiemgauer leur permet de fidéliser leur clientèle et, surtout, de dynamiser leur tissu local. Contrairement aux monnaies nationales, le Chiemgauer a une date de péremption, sa validité est de deux ans seulement.
- Donc, ce n’est pas une monnaie d’épargne.- Exactement. Qui dit épargne dit au minimum argent dormant, au maximum spéculation. Ici, c’est impossible puisque la monnaie Chiemgauer est fondante : tous les trimestres, elle perd 2 % de sa valeur.
- En d’autres termes, on pousse les gens à consommer ?
- Exactement. L’objectif est de stimuler l’économie locale. Partout en Europe, de grandes villes s’y mettent désormais. Toulouse, je crois, a lancé le sol-violette.
- D’où connaissez-vous ces systèmes ?
- Un maire que nous avions rencontré avait suggéré l’idée d’utiliser cette monnaie pour les fonds de titrisation. Mais nous ne sommes pas allés plus loin : c’est impossible à mettre en place. Les assureurs ne peuvent pas investir en fonds propres autrement qu’en euros.
- Oui, leurs placements sont extrêmement encadrés par la loi. Mais attendez, attendez ! Ce Chiemgauer, c’est bavarois vous m’avez dit ?
- Oui pourquoi ?
- Ca me revient : maintenant, je comprends le pourquoi du Chiemgauer. Au début du siècle dernier, il a existé un économiste bavarois, Gessell
[5]. C’est lui qui a conceptualisé la monnaie fondante. D’après ce que vous dites, il semble que ces expériences de monnaies locales s’inspirent de lui. Bon, de toute façon, tout cela me paraît bien marginal, si ce n’est utopique.
- Normal, il s’agit de monnaies à connotation éthique…
- Pas de gros mots, chère amie, pas de gros mots !

 

 

 



[1] Marché à terme des instruments financiers, disparu depuis.

[2] Avant 1985, les marchés financiers étaient séparés : marché monétaire surveillé par la Banque de France, marché hypothécaire surveillé par le Crédit foncier, marché obligataire et des actions surveillé par une Commission de Bourse.

 

[3] Berline de Renault du milieu des années 60

 

[4] Bâle III, du nom de la ville suisse où se déroulent les négociations, est un protocole de renforcement des fonds propres des banques de l’Union européenne. Ces dernières ont finalement obtenu, à l’automne 2012, que l’or soit considéré à 100 %. Soit un actif à risque nul, au même titre que les emprunts d’Etat notés AAA ou que les liquidités…

 

[5] En fait Jean Silvio Gessell (18621930) était belgo-allemand. Il a vécu en Belgique, Allemagne, Argentine et Suisse. Sa pensée sur la monnaie est parue en 1916, dans son essai « L'ordre économique naturel fondé sur l'affranchissement du sol et de la monnaie », disponible gratuitement sur le Net.

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

dimanche, 14 septembre 2014

Un drôle d'été français - Une France sous le syndrôme de Stockholm

 

5 août

 

Des barthes, de la Suède et de la LGV

 

    Le train lambine dans le sud des Landes. A très grande vitesse de Paris à Tours, il adopte ensuite des allures de plus en plus paresseuses. A partir de Bordeaux, la lassitude et l’impatience de l’arrivée chiffonnent les voyageurs ; enfin, apparaissent les quais de l’Adour en contrebas puis les flèches de la cathédrale.

    Mon père nous attend devant la gare, la Peugeot 106 grise stationnée sur le rond-point, de l’autre côté de l’allée des taxis. Subsistent ici et là quelques empreintes des fêtes : affiches, grilles autour des arbres et pelouses… Il est rare que je les manque mais, quelle que soit la date de ma venue au pays des aïeux, je ressens à chaque fois le même sentiment de plénitude.
            A la sortie de Bayonne, les barthes de la rive sud de l’Adour sont défigurées par la zone de stockage. Un échec économique pour cet aménagement destiné à accueillir les camions venant ou en allant en Espagne. C’était dès le départ un mauvais calcul, les coûts étant bien inférieurs de l’autre côté de la Bidassoa.

    Aujourd’hui, l’Espagne et l’Euskadi s’enfoncent dans la misère et l’avenir de la zone repose sur l’implantation d’un grand magasin de meubles suédois. A 200 mètres à l’intérieur des terres, des échangeurs d’autoroutes et un viaduc vide croisillent une lande où jamais l’homme n’a construit. Mouguerre, Saint-Pierre d’Irube et Bayonne ont gagné sur les autres communes le « droit d’accueillir un magazin Ikéa. Reste à espérer qu’il ne s’enfonce, à la première grande crue, dans les marécages…
            Peu m’importe !  A la jouissance de me retrouver chez moi se mêle la profonde satisfaction de savoir qu’est suspendue la construction de la voie ferrée rapide ou LVF. Les panneaux ELZ (non à la voie du TGV, en euskara) témoignent de la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Je ne suis pas rétive, bien au contraire, à une prolongation de la « très grande vitesse » jusqu’à la frontière et au-delà. Tout automobiliste qui a roulé sur la nationale 10 sera d’accord avec moi, insupporté par les longues cohortes de camions espagnols et portugais.

Le frêt ferroviaire est bien plus efficace et il faut désenclaver le grand Sud-Ouest. Ce qui me révoltait, c’était le déroulement d’une seconde ligne ferrée entre Bordeaux et Hendaye. Il aurait été possible de transformer la ligne classique actuelle, pour un coût bien moindre. Très actifs, les opposants avaient fait appel à un cabinet d’expertise suisse dont les conclusions, aboutissant à la suffisance de capacité de la ligne actuelle, seront reprises finalement par … RFF, le Réseau ferré de France ! Dans une note interne de ce printemps, ses analystes estiment : « la rénovation du réseau constitue un projet en soi dont la rentabilité économique est supérieure à celle de la plupart des projets ».
            Question : pourquoi s’être entêté durant des années pour ce projet pharaonique, inutile et coûteux, tant pour les habitants que pour les communes ? pourquoi a-t-il fallu que ce soit l’Espagne, endettée jusqu’au cou, qui prenne la décision de suspendre la ligne LGV ?

    Le principe de réalité qui s’est imposé à RFF et aux potentats locaux résulte toujours de nos actions. Malheureusement, ne sont pas celles, raisonnables, du CADE -le regroupement des opposants à la LGV dans le Pays Basque- qui ont prévalu mais celles des banques espagnoles qui ont ruiné leur pays… A cause d’elles, l’Espagne ne peut plus se permettre la LGV.

    La fatalité n’existe pas qui réduirait le Pays Basque et le sud des Landes à une enclave spécialisée dans le tourisme et la santé. Vivent ici des jeunes bien formés qui veulent travailler là où ils sont nés. L’aménagement à partir des infrastructures existantes aurait certes déçu les tenants de la folie des grandeurs mais aurait été bien plus rentable et moins dommageable à l’environnement qu’une nouvelle ligne.

    Aujourd’hui, les collectivités locales qui ont débloqué des fonds et levé des capitaux n’ont plus que leurs yeux pour pleurer. Elles ont compté sur les fonds structurels européens hier abondants, oubliant que la manne financière de Bruxelles ne résultait pas de la production d’une richesse réelle mais bien de la création d’argent « synthétique » né de l’injection de liquidités par la Banque centrale européenne.

    Cette débauche de faux argent pervertit tout calcul économique et bannit de la pensée le raisonnement. Depuis 2001, jamais l’argent n’a jamais été aussi abondant.
            Rappelons nous : 11 septembre 2001, attentat contre les tours de New York ; 2002 : éclatement de la bulle internet ; 2008 : crise financière mondiale née de la faillite de Lehman Brothers ; 2011 : crise de la dette des états européens. A chacun de ces soubresauts de l’économie, les réponses des docteurs des Banques centrales auront été identiques : diminuer les taux d’intérêt de l’argent qu’ils redistribuent aux banques.

    Au temps de Molière, les médicrates glapissaient : « la saignée ! la saignée ! »  Au temps de Bernanke et de Trichet, les bancocrates entonnent : « la monnaie ! la monnaie ! » Mais le malade n'est pas imaginaire et son état empire avec la logorrhée monétaire.

    Question, où vont ces masses d’argent ? Pas seulement sur l’or, l’énergie ou les biens alimentaires comme le prétendait mon agent de change. Ces capitaux, ils sont aussi engloutis dans des mers des Sargasses aux noms de paradis fiscaux : Jersey, Caïman, Lichenstein, Singapour, Londres…

Nous y reviendrons plus tard. Pour le moment, je fais le tour du quartier pour saluer oncles, tantes et cousins.

 

 

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

samedi, 13 septembre 2014

Un drôle d'été français - Une France sous le syndrôme de Stockholm

 

Dimanche 29 juillet 2012

 Paris, la ville aux 2 SDF, ou l’exclusion fille de la mondialisation

 


            Après un samedi passé dans les lavages de linge et les reconstitutions de vivres, une journée de liberté ! Ce n’est pas encore Paris au mois d’août, mais ça en a la saveur. Avec une amie, nous dégustons une glace de chez Bertillon, le long des rues de l’île Saint-Louis. Un plaisir bien gagné : nous rentrons d’une longue ballade à vélo, de la gare Montparnasse jusqu’à Verrières-le-Buisson et retour sur l’île.

            Il est neuf heures du soir, nous sommes tranquilles et allons nous asseoir sur le quai en contrebas du pont de Sully. Le sol est encore un peu mouillé mais on s’en moque. Partout, de jeunes gens en vélib. Une vieille femme passe sur la gauche. Elle traîne un caddye débordant de frusques et nippes. Paris, la ville des SDF ! Les sans domicile fixe et les sans difficultés financières y cohabitent dans l’indifférence réciproque.

           Me revient une anecdote vieille de quelques années déjà. A l’époque, je partais tous les mardi soir distribuer la popote aux sans-abris des Halles. Avec mes amis, nous préparions la soupe et les sandwiches dans le local puis faisions la tournée des sans-abris. Peu avant l’été, nous avions contacté une assistante sociale de la ville de Paris pour qu’elle s’occupe de l’un de nos amis.

- Vous plaisantez ? Je n’ai plus rien. Avant, je faisais durer mon budget annuel jusqu’en septembre, maintenant, c’est fini dès le mois de mars. On peut pas tout avoir, le vélib et les aides sociales.

           Nous nous en étions retournés penauds sans trop savoir quel crédit accorder à ses paroles. Il n’empêche. Pour la première fois depuis la Libération, la politique « sociale » de la ville de Paris consiste à aider les plus forts au détriment des plus faibles. Ces dernières années, les aides au transport pour les vieux, les aides aux familles nombreuses ont été peu à peu supprimées ou abaissées. En revanche, combien de millions ont été déversés pour les pistes cyclables et les vélibs ? Des vélibs réservés aux jeunes en bonne santé, tant physique que financière. Et, sous le couvert de l’écologie, combien de projets dispendieux : l’aménagement de la place de Clichy, la reconstruction du forum des Halles qui rejette les sans-abri aux périphéries, le chantier pharaonesque du tramway…

      Paris a toujours été une ville de riches mais, ces dernières années, ce caractère s’est accéléré, tandis que les pauvres et les classes moyennes s’éloignaient. Il ne faut pas y voir une volonté politique machiavélique mais bien la résultante de la révolution technologique et économique des vingt dernières années.

           Sociologue hollandaise, Saskia Sassen[1][1] étudie la transformation des « villes globales » à l’heure de la révolution digitale et de l’expansion de la finance. Sa thèse ? La finance a beau être dématérialisée, elle a besoin, à un certain moment, de toucher le sol. Elle devient visible parce qu’il faut à ses collaborateurs des logements, des restaurants, des magasins, des infrastructures de transport et de connectivité.
           Dans les années 80, ces villes globales se comptaient sur les doigts d’une main. Aujourd’hui, elles sont plus d’une trentaine. New York, Londres, Paris ou Tokyo ont été rejointes par Amsterdam, Buenos Aires, Dubaï, Francfort, Hong Kong, Mexico, New Delhi, Pékin, Sao Paulo, Seoul, Shanghaï, Sydney et Zurich. D’une part, leurs édiles se battent tous pour attirer l’industrie financière, d’autre part, elles sont toutes reliées entre elles. « Les prix de l’immobilier dans le centre de New York sont plus liés à ceux de Londres ou de Francfort qu’à ceux du reste du marché immobilier dans le reste de la ville et dans ses banlieues ».
            A la dispersion des processus de production[2]
[2] s’allie ainsi la concentration des pouvoirs financiers et économiques dans les cités globales. Et la compétition entre elles est telle que ce directeur d’un grand groupe immobilier se lamente de la « mollesse » de la mairie de Paris.

- A Londres, quelles que soient les couleurs des équipes en place, les maires se sont toujours battus pour renforcer la force de la City. Paris a laissé partir ses équipes de recherche financière à Londres.
- C’est surtout à cause des cotisations sociales sur lesquelles un maire ne peut rien. Je croyais que Paris était l’une des villes les plus attractives au monde…
- Oui, pour ses grandes écoles ou universités, pour ses équipements culturels, pour ses congrès internationaux. Mais il faut se méfier de ces classements. Par exemple, ils prennent en compte le nombre de sièges sociaux parmi les 500 plus grandes entreprises mondiales. Or, en France, les sièges sociaux sont concentrés dans la capitale.
La réalité est que nous risquons une rapide dégradation. D’abord à cause des prix de l’immobilier et du coût de la vie. Ensuite à cause de l’insécurité. Avant, elle était cantonnée dans les banlieues difficiles, aujourd’hui elle progresse dans la ville. Et puis, la question des transports devient problématique : l’argent manque pour créer une liaison directe entre les aéroports et le centre.
- Ca va être réglé : en juin dernier, j’ai assisté à une conférence de presse de présentation d’une liaison directe entre la gare du Nord et Roissy. C’est le projet CDG Express.
- Ah oui ? Au bas mot, il faudra 1 à 1,5 milliard d’euros pour le réaliser et sur près de 10 ans. On les trouve où ? Je vous rappelle que ce projet date de plusieurs années. Au fil du temps, les constructeurs pressentis de la ligne se sont tous rétractés. Le CDG Express sans argent, je n’y crois pas.

         Les hommes d’affaires ou touristes fortunés continueront donc à partager avec les banlieusards fatigués le RER B, aux retards connus dans le monde entier[3][3]. C’est une pratique bien peu courante chez les « cités globales » qui, pour la plupart, ont mis en place des liaisons directes entre aéroports et centres-villes. Il faut en effet éviter aux voyageurs fortunés tout contact avec la population locale : aux alentours des centres urbains stratégiques se délitent les territoires qui « accueillent » pauvres et classes moyennes. Désormais, les frontières qui naguère délimitaient un pays ceinturent les villes. Au centre, la gentrification, autour la pauvreté. « Ces développements constituent de nouvelles géographies de centralité qui périment la vieille opposition pays riches/pays pauvres et, aussi, de nouvelles géographies de marginalité »[4][4].

      En termes moins choisis, il est plus facile à un va-nu-pieds Tunisien de s’installer en France qu’à un petit gars des Ulis de se loger à Paris.


 

 

 

 


 


 

 

 



[1][1] Place and production in the global economy

 

[2][2] Prenez une machine à laver le linge : ses composants viennent de France, Pologne, Slovaquie et Viet-Nam, les circuits électriques sont assemblés en Afrique du sud puis le tout est rapatrié en Espagne d’où seront réexpédiées les machines en Europe.

[3][3] Lire les conseils aux touristes des affaires étrangères des autres pays. Le Foreign office de Grande-Bretagne par exemple : « There have been several victims of serious assault recently on the R E R line B, which serves Paris Charles de Gaulle and Orly airports and Paris Gare du Nord Eurostar terminus ».

[4][4] Cf Note 22

 

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

vendredi, 12 septembre 2014

Un drôle d'été français - Une France sous le syndrôme de Stockholm

 

Jeudi 26 juillet 2012


Du Michigan à la Provence, les ravages de la crise financière

 

            « L’économiste ne peut résoudre la crise, puisqu’il en est la cause : il l’a produite. Toute économiste est nul par principe, pire meurtrier dangereux… ». Dans la série estivale du Figaro « ces livres qui ont fait scandale », Thierry Clermont chute sa recension du livre de Jean-Edern Hallier, « Lettre ouverte au colin froid[1] », sur un avertissement : « aujourd’hui le moindre paragraphe de cette mazarinade enverrait son auteur devant la 17ème chambre correctionnelle ».

Serait-il interdit de dire la connivence des économistes avec les banques ? de se gausser que tel économiste en chef français d’une grande banque sino-écossaise n’a pu faire paraître son essai sur l’implication de la Chine dans la crise actuelle chez le plus grand éditeur de la place parisienne ? et cela malgré que celui-ci le lui avait commandé et que celui-là avait attendu d’être à la retraite pour rédiger son essai ? Doit-on juste se féliciter qu’il ait trouvé un autre éditeur, plus courageux et moins prestigieux ?

            Doit-on se désoler de voir défiler dans les émissions-débats des économistes dont on sait qu’ils sont attachés à des établissements bancaires divers et variés ? Le conflit d’intérêt serait-il réservé aux politiques ?
            Et pourquoi ne puis-je me défaire de ces questions et me rasséréner ? Il est 7 heures et demi du matin, je me trouve au fond de la vallée, au refuge de Rosuel. Au nord, le mont Pourri, à l’est le col de la Chail, au sud, l’Aliet. L’air est pur, tranquille, les oiseaux trillent et les tracteurs claquètent. Debout devant les poteaux du terrain de foot, le médecin du village enseigne le TaiChi Qang à une poignée d’humains disparates : une petite famille, un Peiserot et moi-même. Il fait froid, les enfants courent pour se réchauffer. Ici aussi, la Chine vient à la France, elle lui apporte sérénité et énergie mêlées d’autant mieux assimilées que le village n’en a pas besoin. Moins de 1 000 âmes, d
euxième au concours départemental des villages fleuris, une multitude de bénévoles, un budget excédentaire.

             La grande dépression n’est pas arrivée jusqu’ici. Oh, les élus ne sont pas obtus. En décembre dernier, ils ont fait examiner la qualité des emprunts communaux : « il en est ressorti que la commune n’avait contracté aucun emprunt dit à risque » se réjouissent-ils dans le bulletin municipal de juillet.

          Les commerciaux de Dexia ne se sont pas engagés au fond de la vallée. Ils préféraient labourer les départements de la Seine-Saint-Denis ou du Nord pour placer leurs « emprunts pourris ». L’héritière du Crédit local de France mariée au Crédit communal de Belgique aurait distribué quelques 25 milliards d’euros de prêts toxiques à  plus de 5 000 collectivités locales qui se retrouveraient à rembourser jusqu’à un quart de plus que le montant emprunté.
            Le mécanisme était simple : des emprunts structurés dont l’évolution du taux d’intérêt était lié à une devise -franc suisse, livre britannique, dollar ou yen. Quelques exemples ? La ville d’Antibes qui, pour 60 millions d’euros empruntés, s’est retrouvée avec une ardoise supplémentaire de 21 millions. Ou encore Saint-Etienne dont le maire a contre-attaqué. En novembre 2011, lors du congrès des maires, Maurice Vincent déclarait à l’AFP : « 
A partir de maintenant, Saint-Etienne va payer les emprunts Dexia au prix du marché, et pas un euro de plus, et non à des taux de 8%, 10%, et plus, puisque l'Etat a reconnu qu'il y avait un problème et qu'il a garanti ces emprunts ». Si le cave stéphanois a pu, avec succès, se rebiffer, c’est parce que le contribuable a payé. 70 milliards des prêts douteux du numéro un des prêts aux collectivités locales ont été garantis par l’Etat, dont ceux de Saint-Etienne, évalués par Maurice Vincent entre 6 et 7 milliards d’euros…

            L’ironie de l’histoire, c’est que Dexia est, avec les Banques populaires et les Caisses d’épargne, l’établissement bancaire en France le plus affecté par la crise financière de 2008. Or, ces trois maisons sont les héritières du mouvement de création bancaire initié par la « société civile » à partir du milieu du XIXème siècle. ; tout comme le Crédit agricole, aujourd’hui englué dans ses frasques grecques, hier porté par Jules Mesline sur les fonds baptismaux à cette époque, en 1884. Les Caisses d’épargne ressortent du catholicisme social, les Banques populaires du côté laïcard. Lassé de l’exclusion du crédit qu’octroyaient les grandes banques de l’époque, André Lasserand crée la première des Banques pop en 1878 à Angers à destination des commerçants et petits industriels. Quant à Dexia, elle jouissait d’un double héritage : catholique avec le Crédit communal de Belgique, idem du côté français, avec un peu de sang franc-maçon. Le Crédit local de France était le bras armé de la 3ème République, née dans le sang de la Commune.

            Alors, les fonctionnaires les 4’arts et les X surmontèrent la défaite de Sedan en dotant villes et départements des outils financiers nécessaires à leur équipement par le biais de du Crédit local qui fut abrité, jusqu’en 1966, au sein de la Caisse des dépôts. A la puissance publique renaissant de ses cendres faisaient écho les innovations des jeunes ingénieurs : machines Compond pour locomotives, soie artificielle, radioconduction… Coopératives ou commerciales, les banques se répartissaient le marché du crédit. Aux banques commerciales - Crédit mobilier des frères Pereire ou Banque de Paris et Pays-Bas de Cernuschi et Delahante, les chemins de fer, la sidérurgie ou l’aménagement de la Plaine Monceau, aux coopératives et mutualistes les crédits aux quincaillers et aux paysans ou les livrets d’épargne aux ouvriers. Les banquiers s’enrichissaient, les Français et la France aussi.
            C’est cet héritage vieux d’un siècle et demi qui s’est dilapidé en moins de vingt ans, autour du deuxième millénaire.

            Aux successeurs de Méline, La Rochefoucauld ou Lasserand, être bourgeois ne suffit plus. Ils voulurent se faire gentilhomme. Le grand Mamamouchi avait ses mules à la turque ? Ils auraient leur banque d’investissement. FSA, quatrième rehausseur de crédit[2] américain pour Dexia, CIFG pour les Caisses d’épargne, Natixis pour les Banques Populaires, combien de milliards d’euros partis en fumée ? et combien de prêts interdits aux entreprises ?

             L’installation à l’arraché d’un médiateur du crédit en octobre 2008 a limité la casse. Tout comme, le même mois, la garantie étatique pour 320 milliards d’euros aux opérations de banque et une aide à la recapitalisation de 40 milliards auxquels s’ajouteront trois mois plus tard 10,5 milliards d’euros rassemblés dans l’urgence.
            
La valse des milliards donne le tournis : entre la mi-septembre 2008 et la fin de 2009, tant les Etats-Unis que l’Union européenne ont « mis 27 % de leur PNB sur la table, pour arrêter le tsunami ».[3]

           Pourquoi de telles sommes ? C’est que les banques ne se faisaient plus confiance, comme les propriétaires n’ont plus confiance en leurs locataires.

             Ici aussi joue le mécanisme de la défiance mais il est différent de celui qui joue entre bailleurs et locataires. Dans ce cas, les premiers ont accumulé trop d’impayés pour se fier à la bonne mine des candidats. Les banques, elles, sont responsables à 100 % de leur propre déconfiture et c’est entre elles que règne la suspicion.
            Le mécanisme est simple. Pour prêter 100 euros à une entreprise ou à un particulier, une banque a besoin d’avoir des fonds propres suffisants. Ces capitaux propres, ils sont formés de la masse des bénéfices accumulés au cours des années et des apports d’argent frais par les actionnaires. Les banques qui sont, théoriquement, très surveillées par les Banques centrales, ne peuvent prêter trop d’argent : la limite se situe autour de 8 % des fonds propres. Donc, pour prêter 100 euros, la banque doit avoir 1250 euros de capitaux propres (100 *100/8). 

            L’argent que constituent ces capitaux propres, la banque va, comme l’épargnant lambda, les placer en contrepartie des prêts qu’elle a consentis, que l’on appelle ses actifs. Et c’est là que commencent les problèmes. Au lieu de se contenter d’un rendement de l’ordre de 2 %, la banque va chercher à en avoir plus. Pour cela, elle va acheter des actions de sociétés un peu spéciales qui lui promettent 4 % d’intérêt par an. Ces sociétés un peu spéciales, ce sont les fameux rehausseurs de crédit dont nous avons parlé plus haut. Ils mélangent des crédits immobiliers consentis par des établissements de crédit immobilier à des Américains pauvres, incapables  de rembourser leurs prêts, sauf à condition de vendre leur maison ou leur appartement plus cher qu’ils ne l’avaient acheté. Ce travail de mélange de crédits, dit de titrisation, ne pouvait fonctionner qu’à la condition que les prix du marché immobilier grimpent sans cesse. Souvent accusée dans les médias, la sophistication de la titrisation n’a rien à faire ici. Ce qui est en cause, c’est une vieille escroquerie à la Ponzi[4]. Dès que le marché immobilier s’est grippé et que les propriétaires n’ont plus été capables de vendre leur bien plus cher qu’ils ne l’avaient acheté, le château de cartes s’est écroulé.
            Que s’est-il alors passé pour les banques ? Elles se sont retrouvées avec des capitaux « toxiques ». D’un côté, des actifs (les prêts aux entreprises et aux particuliers), de l’autre des passifs dont la valeur réelle était inférieure à celle inscrite dans leurs livres de comptes. Presque toutes les banques avaient placé leur argent dans les produits miracles ou subprimes. Chacune d’entre elles savait que ses capitaux propres valaient moins que ce qui était affiché, que sa santé était atteinte ; elle savait aussi que la situation était identique chez la voisine.
            Conséquence : elles ont eu peur l’une de l’autre. Et la machine du crédit s’est bloquée. Chaque jour en effet, les banques se prêtent entre elles. Une banque à qui vous demandez un prêt n’a pas forcément intérêt à l’adosser à ses capitaux propres, il lui souvent plus rentable d’emprunter à un autre établissement l’argent qu’elle vous prêtera à son tour.

            Et les conséquences de cet aveuglement des banques, quatre ans après le déclenchement de la crise des subprimes, nous continuons à les payer jour après jour, et les Européens un peu plus que les Américains.
           Pourquoi ? Tout simplement parce que, dans la zone euro, l’économie est financée aux trois quarts par les banques et pas par le marché (Bourse, capital-risque…). Aux Etats-Unis, la proportion est exactement inverse. Alors, quand on coupe le robinet du crédit bancaire, la sortie de crise est beaucoup plus lente ici que là-bas…

 



[1] Pamphlet écrit en 1979, adressé au président Valéry Giscard d’Estaing

 

[2] Aux Etats-Unis, un rehausseur de crédit est une société financière qui achète des crédits aux banques qui les ont accordés et les réunit ensuite dans un « portefeuille. Entre 2002 et 2007, ces portefeuilles ont été majoritairement constitués à partir de crédits immobiliers accordés à des emprunteurs impécunieux, incapables de rembourser leurs prêts. Leurs défaillances ont entraîné la « crise des subprimes ». 

[3] Chiffre donné par Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne de 2003 à 2011, lors de la conférence du 17 mai 2012, à l’Institut Peterson, Washington.

 

[4] Dans les années 20, Charles Ponzi monta à Boston une fraude ingénieuse : il promettait à ses clients des rémunérations élevées qui, en fait, venaient de l’argent apporté par les clients suivants. Ce système fonctionne tant que de nouveaux clients entrent dans le système. A l’arrêt des recrutements, il s’écroule. Le système de Ponzi a souvent été utilisé, notamment par Bernard Madoff, dont l’arnaque a duré presque 50 ans, à partir de 1960.

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

jeudi, 11 septembre 2014

Un drôle d'été français - Une France sous le syndrôme de Stockholm

 

Vendredi 27 juillet 2012
Adieu usines, bonjour supermarchés !

 

              Nous repartons ce matin pour Paris, en faisant un crochet par Annecy que nous voulons faire connaître à notre fils. Les autoroutes ne sont pas trop surchargées jusqu’Albertville. A la sortie, nous prenons la départementale 1508.

           Aux entrées et sorties des villes, des zones commerciales d’enseignes à bas prix. C’est le visage de la mondialisation pour la France : stagnation des salaires et, en contrepartie, produits de base à bas prix en provenance de Chine ou du Bengladesh. Sur France Musique, Michangeli joue les 4 ballades opus 10 de Brahms.

            Un flash me revient : il y a six mois, je rencontrais à Cologne, en Allemagne, les gérants d’une société de gestion spécialisée dans l’ISR (investissement social responsable). Le Thalis avait eu un problème à Mons où nous avions dû le quitter pour emprunter un train « classique ». La ligne, ancienne, longeait des villages et des petites villes. A chaque fois, l’entrée des bourgs était occupée par une petite manufacture, souvent rouge, un peu comme celles de la Saint-Denis il y a encore 30 ans : en briques rouges avec une grande cheminée et un toit en W. Les paysages parlent mieux qu’un long discours. Et pourtant, des discours, j’en ai entendus !

            Il est syndicaliste. Il occupe un rang élevé dans la branche métallurgie de la CFDT. Alors, l’industrie –et la désindustrialisation- il connaît…

- Entre 1989 et 2010, l’industrie et la métallurgie ont perdu 30 % de leurs effectifs.
- Autant ? Mais on n’en a pas tant parlé que ça !
- Parce que les médias ne parlent que des licenciements dans les très grandes entreprises. Dans la réalité, ce sont les intérimaires qui trinquent -1 salarié sur 4 de la métallurgie est un intérimaire- et les jeunes.
- Ils sont moins payés ?
- Pas payés du tout ! Ils ne sont pas là ! Comme les directions favorisent les départs volontaires et ne remplacent pas les départs à la retraite, elles n’embauchent plus suffisamment de jeunes…
            Nous étions en mai, en pleine campagne présidentielle. L’association « Ethique et investissement » organisait un colloque sur « la responsabilité des entreprises dans les restructurations ». Durant les débats, ce syndicaliste donna le nombre de plans sociaux majeurs (7) qu’il attendait pour la rentrée. Un thème totalement absent des débats politiques. Une fois de plus ce jour-là, je sentis comment les dirigeants avaient peur de leur peuple. Du coup, j’eus des doutes sur la validité du plaidoyer pour « une anticipation des restructurations ».
            Les « élites » prennent-ils leurs électeurs pour des imbéciles ? Qui aujourd’hui ne connaît une amie, un oncle, un fils au chômage ? Le passage par les hangars de pôle-emploi est un passage obligé dans la vie d’adulte. Dès juin 2011, le petit comité qui s’occupe de l’organisation des « mardis de l’économie » du Collège des Bernardins à Paris, et dont je fais partie, avait prévu que le thème de l’emploi serait celui de l’année 2012-2013. Je veux bien croire que nous constituons un brillant aréopage, il n’empêche : pour chacun d’entre nous, il était évident que le chômage allait exploser.
            Si les dirigeants mentent autant par omission, ce n’est sans doute pas seulement par peur mais aussi parce que nous, les Français, voulons encore croire à la légèreté. Encore un instant, Monsieur le bourreau !
            Et de fait, en déambulant dans Annecy, qui penserait que la France, comme une grande partie de l’Europe, s’apprête à entrer en récession ? La foule se presse le long des canaux, les terrasses des restaurants sont remplies, les magasins débordent sur les trottoirs et les touristes flânent avec, souvent, un sac de courses à la main.
            Une remarque cependant : comme à Avignon durant le festival, je ne vois aucun visage « bronzé ». Pourtant, les Français qui viennent de l’autre côté de la Méditerranée existent aussi à Annecy mais ils sont relégués dans le quartier de Novel-Teppes, au nord de la ville, et n’en sortent pas.
            Pourquoi en sortiraient-ils ? Le chômage frappe là plus qu’ailleurs, enfermant ses victimes dans la honte et le repli. Que nous dit l’Observatoire des inégalités ? « Dans une même agglomération, le taux de chômage dans une zone urbaine sensible (Zus) est près de deux fois et demi plus élevé qu’ailleurs : 22,7 % contre 9,4 % en 2011. (…) Depuis 2008, l’écart du taux de chômage entre les Zus et le reste du territoire des agglomérations où elles se situent s’est creusé.. Entre 2008 et 2011, le taux de chômage y est passé de 16,7 % à 22,7 %, alors qu’il augmentait de 7,6 % à 9,4 % dans les autres quartiers des villes comprenant une Zus : + 6 points d’un côté et + 1,8 point de l’autre. »
            Trop souvent, la Venise des Alpes est réduite à une image de carte postale. Qui sait son rôle crucial dans l’essor économique de la France? Annecy concentre les avatars de l’économie française. C’est dans cette ville et le long de la Départementale 1508 que démarra véritablement l’industrie française hydraulique, celle des aciers et de l’aluminium avec Ugine et Pechiney… Mais c’est aussi ici que naquit Carrefour, en 1960, dans la mercerie de Marcel Fournier, rue Vaugelas.

           Un demi-siècle plus tard, l’entreprise est devenue le deuxième distributeur mondial et le premier européen. Carrefour reste le symbole de la grande distribution, elle qui, souligne Philippe Sassier[1], « a mis la main sur le premier moteur de l’économie française : la consommation. Du coup, elle domine aussi la production. Les fournisseurs vivent dans la crainte de perdre des commandes. (…) Il y a aussi les industriels qui plient bagage parce que les hypers cassent les prix et délocalisent leurs achats. Ils n’ont aucun scrupule à pervertir la mondialisation en allant acheter là ou les prix sont les plus bas et où il n’y a pas de lois sociales. »

            Dans cette course aux prix les plus bas, les perdants sont évidemment les emplois industriels en France. Les politiques ont bien cherché à résister en allégeant les charges sur les bas salaires, en défiscalisant les heures supplémentaires… Ce ne sont que des cautères sur des jambes de bois : « les cotisations sociales à charge des employeurs français représentaient 43,8 % des recettes de protection sociale en 2008 contre seulement 34,9 % en Allemagne et 32,5 % au Royaume-Uni »[2].

            Il est numéro deux d’une grande banque d’investissement française. Notre projet de fonds de titrisation pour activités à caractère sociétal le séduit. Il est prêt à nous aider. Puis, comme dans la quasi-totalité de nos entretiens, il se met à disserter sur la situation économique de la France et, plus précisément, de l’emploi.
- L’abaissement des charges sur les bas salaires est non seulement inutile et coûteux en termes de manque de rentrées pour les organismes sociaux, il est terrifiant pour l’image du travail dans notre pays.

- Faciliter l’embauche, vous trouvez cela terrifiant ?
- Parce que l’embauche a été facilitée ? Première nouvelle. Le chômage structurel français est le plus élevé d’Europe ! Le coût du travail a été abaissé ? Il est le plus élevé d’Europe ! L’ouvrier français est payé 35 euros de l’heure en France
[3], plus qu’en Allemagne et bien plus qu’en Italie -26 euros- ou au Portugal -10 euros.
- Attendez, le SMIC horaire, c’est un peu plus de 7 euros non ?
- 7 euros, c’est ce que touche le salarié. Mais il faut ajouter les charges sociales, celles qu’il paie et celles que paie son entreprise… Le salarié et l’entreprise sont les vaches à lait des Français : ils paient pour la Sécurité sociale, pour la famille alors que ces dépenses n’ont rien à voir avec le travail. Sur 100 euros de charges sociales, seulement 45 vont aux indemnisations liées au travail (accidents, chômage et retraite). Le reste va à la famille et aux soins médicaux. Notre système de protection sociale est peut-être le meilleur au monde –ce qui reste à démontrer-, il est aussi le plus inégalitaire : les travailleurs sont les seuls à payer.
- En vous écoutant, je me dis que cela devrait nous donner un certain orgueil… Pour ma part, c’est vrai, je suis assez remontée quand je vois la différence entre le net et le brut.
- Comme tous ceux qui travaillent. Mais, à force de prendre les salariés pour la poule aux œufs d’or, ils crèvent à petit feu. L’indifférence est totale à l’égard des charges qui abaissent leurs salaires : 393 milliards d’euros en 2009, c’est le cinquième du PIB. Et sur ce montant, la majorité, soit 217 milliards, servent à financer les dépenses maladie et famille, des dépenses qui n’ont rien à voir avec le travail.
- Vous me donnez le tournis avec vos chiffres.
- Regardez au-delà des chiffres ! Si le salarié est ainsi volé d’une partie de son revenu, c’est parce qu’aucune considération n’est accordée aux créateurs de richesse. Les entrepreneurs sont, d’emblée, considérés comme des riches égoïstes. Quand au salarié, il est devenu une charge qui abaisse la rentabilité. Et quand il travaille dans l’industrie, c’est encore pire : on le voit comme un pollueur en puissance. Le travail a perdu toute aura.
- Vous êtes sévère. Les chômeurs qui sont prêts à prendre
n’importe quoi, vous ne croyez pas que, pour eux, un CDI, c’est le Pérou ?
- Je vous précise ma pensée : lorsque l’on défiscalise les bas salaires au lieu d’alléger les charges, c’est le travail qui est démonétisé. Et les incidences, elles ne se lisent pas dans le comportement des travailleurs : les Français jouissent d’une excellente réputation dans le monde. D’ailleurs leur productivité horaire est de 55 euros environ, contre 49,1 euros dans la zone euro. Non, les répercussions, elles se lisent dans l’offre industrielle : avec des travailleurs peu payés, on ne produit que du moyen de gamme.
- Vous pensez à l’automobile par exemple ?
- Exactement. Qui sont les clients potentiels aujourd’hui ? Les très riches et les très pauvres. La classe moyenne, elle s’appauvrit, et le peu qui lui reste à la fin du mois, elle l’épargne. Il faut donc aux très riches une offre de très haute qualité. Nous ne savons plus le faire, sauf dans le luxe !
- Et les pauvres ?
- Ils vont devenir de plus en plus nombreux. Pour leur permettre d’acheter, il ne faut pas de la mauvaise qualité, importée d’Asie. Il faut de l’inventivité. Inventivité dans le process de production, inventivité dans la définition du produit… Citroën, ça vous dit quelque chose ? Citroën, c’était à la fois la deudeuche, pour le peuple, et la DS, pour De Gaulle…


 

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

mardi, 09 septembre 2014

Un drôle d'été français - Une France sous le syndrôme de Stockholm

Mercredi 25 juillet 2012
Le Qatar, les pétro-dollars, la France et Total

 

             Hier je grimpais, ce matin, je descends vers le fond de la vallée. J’y retrouverai mon mari et mon fils à la base de rafting au bord de l’Isère, à Landry. Les muscles souffrent après l’épopée de la veille. A chaque pas, l’articulation de la hanche se rappelle à moi, alors je chante –faux- pour oublier. Le sol est sec, heureusement, et je suis seule, personne pour entendre mes vocalises de casserole. Plutôt que de suivre la route, je m’enfonce dans la vallée de l’Isère. Ici, pas de sentier balisé mais des passages creusés entre les fougères par les animaux. Je m’agenouille au bord du ruisseau et bois dans mes mains croisées. L’eau coule sur mon menton et mon cou, je ris de plaisir. Oh non ! Un bourdonnement contre ma cuisse. Qui est-ce ? Charlotte. Je prends.

 - Allo, Charlotte ?
- Marie, Marie, il est arrivé quelque chose de grave.
- Où es-tu ?

- A Saint-Malo, dans l’escalier, je ne veux pas que Romain entende. La voix est basse, tendue.
- Voilà, Christian a failli mourir.

Mon cœur se glace. Christian, le mari de Charlotte, a été malade il y a quelques années.

 - Je t’écoute, raconte.
- Voilà, Pascal, tu te rappelles, je t’en avais parlé, notre ami jardinier ? Il est fan de voile et il a enfin pu acheter un voilier, en Espagne. Il a demandé à Christian de venir avec lui pour le ramener de Valence à Porquerolles.

 Silence. Charlotte sanglote. Je suis perdue.

- Calme-toi, il est vivant, c’est ça ?
- Oui, oui mais, dans la nuit, il y a trois jours, Pascal dormait, Christian était à la barre, la mer était mauvaise, Christian s’est retourné, il a vu une masse énorme, comme un immeuble de plusieurs étages, qui arrivait sur lui. Il a donné un coup à bâbord, une vague au même moment a poussé le voilier encore plus sur la gauche, le voilier a gîté et le bateau qui arrivait de derrière l’a éperonné, a brisé le mat et la cabine. Marie, si Christian n’avait pas viré, ils coulaient aussi sec.

- Et après ?
- Ils ont lancé des may-day, le navire a poursuivi sa route, il avait les feux éteints. Il ne s’est pas arrêté. Pour papa, (
le père de Charlotte était capitaine dans la marine marchande), le chargé de quart comme l’équipage devaient dormir. C’est les marins sauveteurs de Toulon qui ont reçu les appels.
- Ils ont remorqué le voilier ?
- Non, il était trop endommagé. Ils l’ont laissé couler et ont héliporté les hommes. Christian m’a dit que c’était comme dans un film.
- Ils sont où maintenant ?
- A Toulon. Ils ont passé deux jours chez les gendarmes, à faire leur déposition, séparément. Et les gendarmes ont retracé le navire.
- Déjà ?

- Oui, ils pensent que c’est un chimiquier qatari.
- Un quoi ?

- Un chimiquier, c’est un peu comme un pétrolier. Il va vers la Turquie ou la Syrie mais de toute façon on ne peut pas les interroger tant que il ne s’arrête pas dans un port français.
- Et Christian ? Quand te rejoint-il à Saint-Malo ?
- Dans deux jours.
- Bon, Charlotte, calme-toi, ce qui  compte c’est qu’ils soient tous les deux vivants. Dis-toi que dans deux jours, vous déboucherez le champagne et vous boirez à la vie.
[1]
Nous poursuivons notre échange encore quelques minutes puis nous raccrochons.

Autour de moi, rien n’a changé. Je m’ébroue. La chaleur commence à monter du sol mais je grelotte. Je reprends la descente, indifférente aux papillons et aux libellules.
Ce Qatar quand même ! Il est partout. Un SMS à Christian : « Courage ! Le Qatar a eu le PSG et l’Arc de Triomphe, il n’aura pas Christian ni Pascal ! ».

Les Qataris, ce sont quelques 350 000 citoyens, dirigés par la famille Al Thani, agglutinés avec près d’un million de travailleurs immigrés sur une petite péninsule, à peine plus grande que l’Ile-de-France, au nord-Est de l’Arabie saoudite. Mais le Qatar, c’est surtout le symbole même des nouveaux Etats forts issus de la mondialisation. On le trouve dans les banlieues parisiennes comme sur la place de l’Etoile, au PSG comme aux courses hippiques du début de l’automne à Longchamp.

            Sa force ? Le pétrole et le gaz dont les revenus sont regroupés dans le QIA ou Qatar Investment Authority, un fonds souverain doté de 115 milliards de dollars. Les fonds souverains sont des portefeuilles d’actions ou obligations, un peu comme les SICAV de l’épargnant français moyen, mais contrôlés par un état. En France, le fonds souverain s’appelle le FSI ou Fonds stratégique d’investissement. Créé au plus fort de la crise financière, en novembre 2008 avec une dotation de 20 milliards d’euros, son objectif est contraire de celui de la QIA. L’un vise à protéger les entreprises dites stratégiques pour la France, l’autre à diversifier les richesses du Qatar en investissant aux Etats-Unis, en Europe et en Asie. D’un côté, une stratégie défensive sans véritables moyens, de l’autre une stratégie offensive.
            Le QIA intervient partout mais il est notable qu’il s’intéresse particulièrement aux entreprises françaises : le groupe militaire Lagardère, le groupe de luxe LVMH ou le pétrolier Total. Pourquoi ? Je sais bien que les grands groupes français se situent plus qu’honorablement dans les classements mondiaux mais la réponse est d’ordre politique plus qu’économique. Et, dans ce pays comme dans tous les autres de la péninsule arabique, politique signifie maintien de l’ordre et népotisme.
            Me revient la discussion menée avec un ancien commissaire de police qui a monté sa propre société de sécurité privée.

- Si tu veux comprendre pourquoi le Qatar est si présent en France, tu dois toujours te rappeler de trois choses. La première, c’est l’appui français au régime, depuis près de vingt ans. La deuxième, c’est que le pays lorgne sur l’Arabie saoudite. La troisième, c’est que le Qatar, comme n’importe quel état, n’obéit qu’à son propre intérêt. »
- Le Qatar est une ancienne colonie britannique, indépendante depuis 1961, non ? Qu’est-ce que la France va faire là-bas ?
- Justement, comme tous les dirigeants de pays décolonisés, la famille régnante se méfie de son ancienne puissance occupante et essaie de limiter au maximum les relations avec elle. Mais il se trouve que, en 1995, l’émir Khalifa al Thani a été renversé par son fils Hamad. Prince héritier depuis 1977, ce dernier en avait assez d’attendre. Son soulèvement, il l’a mené avec sa garde de bédouins qui étaient conseillés par l’ex-gendarme français le capitaine Barril. Cela crée des liens tu ne crois pas ? D’autant que le père déchu a passé la majeure partie de son exil en France, avant de revenir dans son pays en 2004, une fois réconcilié avec son fils…. Aujourd’hui, l’armée qatari utilise presque exclusivement des équipements
français… Et Total, présent au Qatar depuis 1955[2], a noué des liens très serrés avec le pays.
- Oui, ça je sais. Le président de Total, Christophe de Margerie, est présent aux courses de chevaux de l’Arc de Triomphe sponsorisées par le Qatar. L’année dernière, des supporters du PSG se sont pointés devant la tribune officielle de Longchamp où se trouvaient des membres de la famille régnante, ainsi que le président de Total. Ils criaient : « Nous ne sommes pas des Qataris ! »
- Peut-être, mais ils sont bien contents de rouler avec son pétrole et de se chauffer avec son gaz.
- Le Qatar a beau se targuer de détenir les troisièmes réserves mondiales de gaz naturel, ses exportations de pétrole et de gaz en France ne sont pas énormes comparées à celles qui viennent de la Norvège ou du Nigeria ou des Emirats-Arabes-Unis, non ? (Après cet échange, j’irai sur le site officiel de Total : le pétrole en provenance du Qatar représente 0,36 % de sa production et le gaz naturel 10,1 %). Alors pourquoi ces liens avec le Qatar, qui est d’ailleurs devenu son premier actionnaire privé ?
- C’est là qu’entrent en compte les relations avec l’Arabie saoudite.
- Qu’est-ce que tu racontes avec l’Arabie saoudite ? Tu vois tout au prisme de tes escarmouches dans le golfe persique !

Mon interlocuteur monte des partenariats publics privés pour financer des interventions militaires de sécurisation dans la mer d’Oman et le détroit d’Ormuz. Par ce détroit, qui relie le Koweït, l’Iran et l’Irak au Nord, l’Océan indien au sud, transite le tiers du commerce mondial de pétrole. C’est pour son expertise sur les partenariats publics-privés que j’ai demandé un entretien à l’ancien commissaire. Le ministère de la Défense, comme n’importe quel autre ministère français, n’a plus l’argent, ni les hommes, pour assurer la protection des navires français qui passent par le détroit. Il en confie donc la tâche –comme les compagnies pétrolières- à des sociétés militaires privées, la plupart immatriculées dans un paradis fiscal…

- Ecoute. Le comportement des états, comme celui des entreprises, obéit aux mêmes règles que les humains. Si tu veux bien connaître tes amis, tu dois connaître leur famille.  Si tu veux comprendre les agissements d’un état, du dois savoir son histoire.
- L’histoire, elle est courte pour le Qatar.
- Oui, et elle s’imbrique dans celle de l’Arabie saoudite. Lors de sa conquête de l’Arabie, le roi Ibn Saoud voulait annexer la quasi-totalité de la presqu’île du Qatar. Et ce, jusqu’en 1939. La famille Al Thani ne l’a jamais oublié. D’autant que, en 1992, au poste de frontière de Khafous entre l’Arabie et le Qatar, il y a eu bataille rangée avec plusieurs morts. Aujourd’hui, le Qatar profite de l’affaiblissement de la monarchie saoudienne pour avancer ses pions partout dans le monde musulman. Ce qui est jeu, c’est le contrôle de la Mecque.
- Tu plaisantes ?
- Non. La famille Al Thani est d’origine arabe. Cette tribu qui s’est installée au Qatar à la fin du XVIII° vient du plateau du Nejd.
- Bon. Si tu le dis… Après tout, il a fallu plus de 300 ans aux Capétiens pour que l’étendue du royaume de France excède celle des territoires de leurs vassaux.  Et Total, qu’est-ce qu’il vient faire dans tout ça ?
- Total, tu connais son histoire ?
- Assez bien, oui. Elle a fusionné avec Elf au début des années 1990. A l’époque, j’étais journaliste et j’ai couvert la fusion. C’est la sixième ou cinquième major pétrolière du monde.
- C’est vrai, il y a deux groupes dans Total. D’abord, l’ex-ELF Aquitaine, surtout présent en Afrique pour le pétrole, ensuite, l’ex-Compagnie française des pétroles, créée en 1924 et historiquement présente au Moyen-Orient, surtout pour le gaz, et en Libye. C’est le Total historique qui nous intéresse aujourd’hui. Même si Total est privatisée, sa mission reste celle définie par l’Etat en 1924 : donner à la France son indépendance énergétique.
- On a déjà le nucléaire.
- Oui, mais il ne fait pas rouler les voitures et ne suffit pas à chauffer les maisons. Aujourd’hui, les besoins en gaz naturel augmentent plus vite que ceux en pétrole. Or, où trouve-t-on du gaz ? pour plus de la moitié, en Russie, en Iran et au Qatar.
- Je pige : l’Iran est exclu, la Russie fait peur et de toute façon elle consomme de plus en plus de gaz pour sa propre industrie. Reste le Qatar…
- Exactement. L’Allemagne dépend de la Russie pour son approvisionnement, la France, elle, a besoin du Qatar.
- Je rabâche peut-être, mais comment est-ce qu’on peut entretenir des relations privilégiées avec un état pareil ? On le soupçonne quand même de financer les rébellions « islamistes », surtout en Libye et vers le Sahel.
- Dans la vie des Etats, il faut savoir dîner avec le diable, très chère.
- A condition d’avoir une très longue cuiller.
- C’est toute la question. La cuiller, pour la France, c’est son armée. Le pays est ruiné mais il peut encore faire mal. Quand nous sommes allés en Lybie, pour une raison honorable bien sûr -on fait toujours la guerre pour de bonnes raisons-, nous avons fait d’une pierre six coups.
- Six ?
- Un, on raffermit notre posture d’allié des peuples martyrisés…
- D’autant qu’elle avait été un peu mise à mal par Alliot-Marie qui voulait envoyer des conseillers techniques au gouvernement tunisien de Ben Ali…
- Deux, on envoie un signal aux marchés financiers.
- Comment ça ?
- On est peut-être très endetté mais on a encore suffisamment de cash pour envoyer des troupes au-delà de la Méditerranée. Alors nos créanciers n’ont pas intérêt à nous prendre pour des Grecs ou des Irlandais.

- La politique de la canonnière
[3] à l’envers ?
- Si tu veux. Je continue. Troisième point : on sécurise une partie de notre approvisionnement en pétrole
[4]. Dès septembre 2011, Total était le premier pétrolier à faire repartir sa production libyenne[5]. Quatrième point : on renforce nos liens avec le Qatar.

            Mon interlocuteur se lève et cherche un livre sur ses étagères.

- Tiens, voilà : « Nous respecterons tous les engagements et les contrats signés précédemment, sans nous préoccuper de qui les a signés, a déclaré Ali Tarhouni[6] en mars. Nous nous souviendrons aussi de nos amis qui nous ont soutenus au moment où nous en avions le plus besoin. En premier lieu, ce sont la France et le Qatar. » Tu as compris ?
- Pas vraiment. Le Qatar n’a pas besoin de pétrole.
- Bien sur que si ! La chute de Khadafi a été pour lui l’occasion idéale de prendre le contrôle –partiel encore pour le moment- sur le pétrole libyen. Tiens,
(il se lève et prend un fascicule), tu liras ça mais tu me le rends, hein ! : « The end of Gadaffi », c’est écrit par Abdurrahman Shalgham, l’ambassadeur libyen à l’ONU. Il y décrit comment le Qatar, qui a financé, pour 3 milliards de dollars, et ce avec l’accord de la France et des Etats-Unis, les opposants les plus radicaux à Khadafi, a pris le contrôle à la fois militaire et économique du pays. Après avoir saisi les armes biologiques concoctées par l’ancien régime, il implanté sa propre base militaire dans le sud. Abdurrahman Shalgham rapporte aussi ses échanges avec le dirigeant d’une major pétrolière américaine qui prétend être prêt à investir massivement en Libye mais s’y refuser parce que le Qatar veut obtenir une part trop élevée de la production attendue.
- Un partenariat public-privé un peu trop déséquilibré ?
- Si tu veux mais là, le public n’est pas du pays…
- Là, on en est à quatre points.
- Oui, le cinquième, c’est de rester en Libye. Ca ne sera pas facile.
- Pourquoi est-ce si important ?
- Parce que la Libye contrôle l’accès aux pays du sud, le Mali d’abord, le Niger ensuite. Et qui dit Niger dit uranium. Areva, le groupe nucléaire français, contrôle les mines d’Arlit et s’apprête à y exploiter un site, Imouraren, deuxième mine à ciel ouvert du monde.
- Excuse-moi mais le résultat de la chute de Khadafi, ça me semble plutôt le chaos total, avec des mercenaires maliens, surtout Touareg, qui repartent dans leur pays sans travail mais bourrés d’armes.
- Il faut voir plus loin. C’est certain, le terrorisme au nom de la charia
[7] progresse de l’autre côté de la Méditerranée. Il y est pour longtemps. Alors, il vaut mieux rester là-bas et maintenir les liens avec les dirigeants locaux plutôt qu’être considéré comme un ennemi.
- Tu ne crois pas qu’ils nous considèrent déjà comme leur ennemi ?
- Ce n’est pas une raison pour ne pas parler avec eux.
- Je recompte, euh, il manque ton dernier argument, le sixième élément.
- Oui, en fait il recoupe le troisième point mais là, il ne s’agit pas de pétrole mais de gaz. Et on revient vers la Syrie.
- Je ne te suis plus.
- On a aidé à le Qatar à s’implanter dans le nord de l’Afrique et à « sécuriser » son influence dans les pays au sud du Sahara. Ainsi, il dame le pion à l’Arabie saoudite qui était seule auparavant à financer les centres d’enseignement religieux sunnites. Ce soutien n’a qu’un but : sécuriser notre approvisionnement en gaz. Maintenant, le Qatar veut des débouchés vers le nord. Tu dois savoir que le Qatar a un objectif vieux d’une dizaine d’années : construire un pipeline traversant tout le Proche-Orient jusqu’à la Turquie pour porter le gaz naturel en Europe, ce qui permettrait d’écarter la Russie. Cet objectif a un nom, le projet Nabucco.
- Et ce pipeline passera par où exactement ?
- Il y a deux voies possibles. L’une passe par le Koweït et l’Irak mais elle est peu probable, ces deux pays sont majoritairement chiites. L’autre voie passe par la Jordanie et la Syrie.  Pour convaincre le royaume hachamite, plutôt rétif, le Qatar promet de lui fournir le gaz gratuitement. Je ne sais pas combien de temps le roi Abdullah pourra tenir car les tribus bédouines, son traditionnel soutien, commencent à le lâcher. Quant à la Syrie, tu es au courant de la situation ?
- Oui. Excuse-moi mais le régime de Bachar al-Assad, personne n’en a vraiment envie. Son père avait massacré les citadins de Hama en 1982, lui, il étend le massacre à tout le pays.
- Certes, mais tu vois bien que la soi-disant communauté internationale est bien embêtée. Veux-t-on vraiment un nouveau régime sunnite extrémiste dans la région ?
- D’où les atermoiements des gouvernements français successifs. Si je me rappelle bien, le clan au pouvoir en Syrie est alaouite, une religion soutenue par la France durant son mandat après la première guerre mondiale. Et les alouites sont rattachés aux chiites d’Iran ou d’Irak…
- Oui, et nous sommes partagés : accompagner les résistants à l’oppression du gouvernement syrien, c’est renforcer encore le pouvoir international du Qatar et installer des adeptes de la charia sunnite la plus dure ; ne rien faire, c’est accepter qu’un tyran sanguinaire opprime son peuple et renforcer le ressentiment des musulmans modérés à l’égard de l’Occident. Le hic, c’est que Bachar al-Assad a aidé la France à plusieurs reprises à réfréner les ardeurs terroristes sur notre sol…
- Ah ! Je pensais au contraire que nous nous méfiions de la Syrie en raison de son attitude à l’égard du Liban…
- Les deux ne sont pas incompatibles. De toute façon, compte tenu du soutien sans faille de la Russie à Bachar al-Assad, je te parie un kopeck qu’il restera au pouvoir encore longtemps, même si c’est au prix de la mort d’autres dizaines de milliers de Syriens.

[1] En octobre, le capitaine du chimiquier qui s’arrêtait dans un port normand allait devoir signer une lettre de garantie.

 

[2] Et même depuis 1935, si l’on prend en compte que l’IPC (Iraq Petroleum Company), détenue à hauteur du quart du capital par la Compagnie française des pétroles, ancêtre de Total, est entrée au Qatar à cette époque.

 

[3] La diplomatie de la canonnière était pratiquée par les puissances du XIX° siècle qui envoyaient leurs navires tirer depuis la mer des boulets de canon sur les ports des Etats qui ne payaient pas leurs dettes, tel le Venezuela qui, en 1906, subit un blocus naval de la part de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Italie.

[4] En 2010, « la Libye couvrait alors 16 % de nos besoins en pétrole », selon le rapport n° 636 du Sénat, déposé le 4 juillet 2012.

[5] Pour la Libye, « le stock d'IDE français en 2009 a été évalué à 1,33 milliard d'euros, dont 1,1 milliard d'euros pour Total », rapport n° 636 du Sénat.

[6] Homme politique libyen, responsable du pétrole et des finances du gouvernement transitoire de la Libye de mars à novembre 2011. Propos cités par Jean-Christophe Notin dans « La vérité sur notre guerre en Libye, éditions Fayard.

[7] Ensemble de normes que doit suivre le musulman pour rester dans la voie de Dieu. Ces normes n’ont jamais été regroupées dans un livre, elles fluctuent au fil du temps et des lieux. Le mot charia viendrait de la racine « ouvrir ».

 

 

08:15 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

lundi, 08 septembre 2014

Un drôle d'été français - Une France sous le syndrôme de Stockholm

 

Mardi 24 juillet

Jeunesse laborieuse, jeunesse dangereuse

 

             L’eau coule sur mes bras, je me rafraîchis la nuque. Une dernière pause au bassin de la chapelle Sainte-Agathe avant de prendre le GR5 vers Montchavin. « 1 heure de trajet, danger de chute » indique le panneau de bois.
Les premiers mètres sont enchanteurs, le sentier bordé de pissenlits, gentianes et anémones. Plus bas gronde le Pontavin. Je m’enfonce dans les mélèzes. Le sentier se fait escarpé, je traverse un petit pont de rondins non attachés et glissants, je bute devant les rochers. Sur l’un est peinte une flèche bleue axée vers la gauche. Je suis l’indication, grimpe une dizaine de mètres en m’agrippant aux rochers puis m’interromps. J’ai mal compris le signal. Impossible de continuer. Redescendre ? J’ai peur. Je calcule mes pulsations avec le chronomètre du portable. 230 à la minute ! Attendons. La sonnerie retentit. Mon fils aîné, de Paris :

 

Maman, j’ai deux nouvelles, une bonne, une mauvaise.

 

- Accouche, petit, là je suis cramponnée à la montagne, je suis toute seule, je me suis perdue, j’ai peur. Les devinettes, c’est pas le moment.

 

- Ah, mais c’est bon pour le physique ça !

 

- Tu m’expliques ou je raccroche !

 

- Alors, la bonne nouvelle, c’est que je suis retenu pour l’appart, la mauvaise c’est…

 

- T’es viré ?

 

- Mais non, c’est qu’il faut avant lundi vos feuilles de paie.

 

- Quoi ? … ils ont nos feuilles d’impôt, ça leur suffit pas ?

 

- Non.

 

- Bon, on revient vendredi soir. On verra. Dis, tu me rappelles dans vingt minutes pour vérifier que je suis toujours vivante ?

 

- La bise maman !

 

            Dix minutes plus tard, j’enlève les échardes de mes bras, descend l’éboulis sur les fesses et reprend le sentier sur la droite. Il est plus facile, je grimpe facilement et mon esprit vagabonde trente ans en arrière. A dix-huit ans, je descendais du train à la garde d’Austerlitz, avec en poche 300 francs -45 euros-, aucun point de chute, seulement mes espérances, ma volonté et, aussi, une société apaisée et confiante. Après une semaine dans un petit hôtel du boulevard Luxembourg, j’emménageai dans un studio minuscule au fond d’une cour, rue du Faubourg Saint-Jacques. Entre temps, j’avais trouvé un emploi au Printemps Italie qui venait d’ouvrir. La propriétaire ne m’avait pas demandé de feuille de paie, ni l’employeur de certificat de logement. Aujourd’hui, mon fils, 27 ans, fils de bourgeois du XVIème, bonnes études, un emploi en CDI, est tout heureux de débourser 780 euros, pour un studio de 31 mètres carrés au 5ème étage sans ascenseur en haut de la place Clichy.

 

Me revient à l’esprit la colère de Mickaël Mangot. Paru au printemps, son dernier livre « Les générations déshéritées » dénonce l’injustice faite aux jeunes dans nos pays. Comme je lui faisais remarquer que les « vieux » ne font que profiter de l’épargne accumulée au fil des ans et que les conditions de travail étaient plus dures il y a cinquante ans, il s’énerva. « Tu sais à quel âge les Français se déclarent le plus heureux ? A 65 ans ! Et le moins heureux ? De 20 à 45 ans ! Toute la charge fiscale et sociale pèse sur cette tranche d’âge. Depuis quand faut-il attendre 65 ans pour être au top du bonheur ? »

 

Pour Mickaël, « les plus faibles sont les jeunes, marginalisés dans un système qui ne crée pas d’emplois et qui, à leurs dépens, protège les classes d’âge déjà établies. Au contraire, le risque d’explosion du contrat social est bien plus grand si l’on ne fait rien maintenant. Et l’explosion serait fatale aux séniors et à leurs énormes besoins en services de santé. (…) Les jeunes ont le premier rôle à jouer dans cette révolution économique et fiscale. Après tout, pendant les quarante prochaines années et même plus, ce sont eux qui vont être les chevilles ouvrières du pays Leur adhésion au modèle social est indispensable pour sa survie. Si, au contraire, ils sont nombreux à choisir l’exil plutôt que le sort économique qu’on leur propose ici, le modèle français périclitera mécaniquement ».
            Sur le constat –la captation de la richesse nationale par les plus vieux-, je ne peux que le partager. Sur ses préconisations, notamment fiscales, aussi. Rien ne justifie que les cotisations CSG et CRDS pèsent plus sur les revenus du travail que sur les pensions de retraite ou que ces dernières bénéficient d’un abattement de 10 % pour … frais professionnels !

 

            En revanche, son analyse me paraît insuffisante pour expliquer la faillite du système social français. Pour un chargé de cours à l’Essec de Singapour, il me paraît bien trop franco-français…

 

            Et puis, les retraités d’aujourd’hui risquent de payer le prix fort d’ici très peu de temps. Déjà, les Irlandais ont vu leur pension réduite de plus de 30 %. En 2009, « le rendement réel (compte tenu de l'inflation) des fonds de pension a chuté, en moyenne, de 17 % dans 23 pays de l'OCDE. La plus forte baisse, soit 37,5 %, a été observée en Irlande ».[1] Cet ami irlandais lors d’un dîner à la maison : « Vous ne vous rendez pas compte de la crise en France. Chez nous, elle a changé notre façon de vivre. Avant, on se retrouvait entre amis au pub ; maintenant, c’est trop cher et on fait comme vous : on s’invite à la maison ». Cela avait jeté un froid et j’avais vite détourné la conversation. « Vous reprendrez bien un peu de Brie ? »

 

 

 



[1] Edward WHITEHOUSE  et  Anna Cristina D'ADDIO, dans l’article « Aucun système de retraite n’est à l’abri de la crise », dans la revue Constructif de février 2010.  

 

 

18:19 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

dimanche, 07 septembre 2014

Un drôle d'été français - Une France sous le syndrôme de Stockholm

23 juillet 2012

Haine du peuple de France

 

             Toujours cette haine du peuple de France. Hier soir, j’ai gâché le plaisir accumulé de la journée. Elle avait commencé dans l’euphorie du départ en vacances vers Pesey, en Haute-Savoie, au bord du parc de la Vanoise. La griserie de l’air avait enlevé toute la fatigue des huit heures de route et, au lieu de me laisser bercer par les bruits de la montagne, j’écoutai la radio en préparant le dîner. Ce fut pour entendre François Hollande « commémorer » la rafle du Vel d’Hiv du 16 juillet 1942. Cette opération à laquelle les occupants allemands avaient donné le nom de code « vent printanier » consistait à arrêter à Paris 12 894 Juifs étrangers, dont 1051 enfants, réfugiés en France. Avant d’être envoyés vers les camps d’extermination, ils furent parqués qui à Drancy, qui à Pithiviers, qui Beaune la Rolande.

 

            Comme Jacques Chirac en 1995, le chef de l’Etat impute à la France « ce crime commis en France ». De quelle France parle-t-il ? C’est vrai, ces abominations ont été possibles grâce à la collaboration efficace des policiers parisiens. Répartis en 888 groupes, ils ont alpagués ces pauvres gens dont le seul tort était d’avoir cru trouver refuge en France.
            Les policiers obéissaient aux ordres d’un gouvernement dirigé par un vieillard sénile à qui une Assemblée nationale majoritairement de gauche avait, deux ans plus tôt, cédé les pleins pouvoirs.
            Qui sommes-nous aujourd’hui pour condamner des fonctionnaires qui vivaient à une époque où le simple fait de manifester envoyait à la déportation ? Qui d’entre nous aurait eu le courage de s’opposer aux déportations ? Concrètement, aider des fugitifs revenait, avant même de leur fournir un logement et des fausses identités, à les nourrir. On l’a oublié, mais pour Hitler, alors dirigeant de l’Allemagne, le peuple de France devait être asservi, tant financièrement que par la faim : « Notre objectif primordial est d’écraser la France. Il faut rassembler d’abord toute notre énergie contre ce peuple qui nous hait. Dans l’anéantissement de la France, l’Allemagne voit le moyen de donner à notre peuple sur un autre théâtre toute l’extension dont il est capable. »
[1]

 

            Contrairement à François Hollande ou Jacques Chirac, je suis fière d’appartenir à un peuple dont les trois-quarts des Juifs ont réussi à échapper à la barbarie nazie[2], fière d’appartenir à un peuple dont l’évêque de Toulouse Jules Saliège déclarait le 23 août 1942 : « Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos Frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier. France, patrie bien aimée, France qui porte dans la conscience de tous tes enfants la tradition du respect de la personne humaine. France chevaleresque et généreuse, je n’en doute pas, tu n’es pas responsable de ces horreurs. » Pour moi, la France, c’était plus celle partie dans les maquis que celle de la collaboration.

 

            Humblement, je ne peux que me souhaiter à moi-même d’avoir la force d’aider les plus faibles, les plus menacés, ainsi que je le fais en apportant une fois par semaine de la nourriture et de l’amitié aux sans-abri du centre de Paris, hommes et femmes avant d’être Roumains, Afghans, ou Français sans famille ou handicapés. Aurais-je le courage d’aller plus loin s’il fallait braver des lois appliquées d’une main de fer alors même que, aujourd’hui, je m’exonère trop souvent de sortir le lundi soir prétextant la fatigue ou les impératifs familiaux ?

 

            Qu’un Jacques Chirac attribue à la France la responsabilité de la déportation des Juifs alors qu’elle s’inscrivait dans un programme de « solution finale » décidé à Berlin le 20 janvier 1942 lors de la Conférence de Wannsee, passe encore. L’honneur n’est pas ce qui caractérise ce squatter qui, dès la fin de sa présidence, alla habiter, gratuitement et somptueusement, quai de Seine, dans un immeuble appartenant à la famille de Rafic Hariri, ancien président du conseil libanais, ancien intermédiaire d’armes et grand promoteur immobilier.[3]

 

            Mais pourquoi les socialistes choisissent-ils la pire part de leur héritage, celle du vote des pleins pouvoirs à Pétain plutôt que les grandes luttes sociales ? D’où cette fascination pour la veulerie ? Se sentent-ils illégitimes pour se revendiquer de la France de Londres et des maquis ? Ou trop lâches ? Un peu des deux ?
            L’ascension de leurs dirigeants se fonde sur une trahison. Dans la dernière page de son roman « Ils ont tué Pierre Verney », Morgan Sportes cite un ancien maoïste : « Lors de la dissolution
[4], au lieu de dire « on s’est trompé », nos chefs sont restés dans l’ambiguïté. (…) Se déroule alors une grande entreprise de recyclage des chefs : on les recase à Libération, à la télévision, dans l’édition… (…) Les brebis égarées rentraient au bercail, les enfants prodigues. Chacun rejouait pour soi seul l’enfance d’un chef, du maître Jean-Paul Sartre. Les putains respectueuses… - Les putains repenties ! conclut l’ex-mao Gilles Bénard ».

 

            Après le basculement de l’anti-communisme vers l’atlantisme, l’ultime avatar du renoncement sera la fin du soutien à la classe ouvrière. Il est écrit en toutes lettres dans les recommandations de Terra nova. Ce réservoir à idées du parti socialiste se présente comme un « think tank progressiste indépendant ayant pour but de produire et diffuser des solutions politiques innovantes, en France et en Europe ». Dans une note du 10 mai 2011 intitulée « Gauche : quelle majorité électorale pour demain ? », ses auteurs Bruno Jeanbart, Olivier Ferrand etRomain Prudent expliquent : « Il n’y a plus de spécificité du vote ouvrier. Pire, le candidat Lionel Jospin n’a rassemblé que 13% des suffrages ouvriers : les ouvriers ont moins voté socialiste que l’ensemble des Français (16%). Au second tour de la présidentielle, le vote ouvrier passe de 72% en 1981 à 50% en 2007 : pour la première fois de l’histoire contemporaine, les ouvriers, qui ne votaient déjà plus à gauche au premier tour, ne votent plus à gauche au second. »

 

            Il aura fallu dix aux « penseurs « du parti socialiste pour comprendre un phénomène bien mieux campé par Laurent Joffrin, dix ans plus tôt : « Soudain, dans les banlieues des années 80, il n’y avait plus de prolétaires admirables. L’antiracisme remplaçait l’ancienne rhétorique de la justice sociale, le nouveau couple beauf/beur remplaçait l’ancienne paire bourgeois/prolétaire. (…) Il n’y avait plus d’hommes de l’avenir, de fantassins du progrès unis par leur condition commune mais des bourreaux et des victimes que leur race différente jetait les uns contre les autres. Les cités de l’avenir devenaient les cités de la peur ». Et cela, le journaliste l’exposait avant les élections présidentielles de 2002 lorsque, le 21 avril, le Front national est devenu le premier parti des ouvriers de France[5].

 

            Conséquence logique, il faut aller ailleurs chercher les voix qui se porteront sur François Hollande. Ce sont celles des diplômés, des jeunes, des minorités et quartiers populaires et, enfin, des femmes. Cette « stratégie « France de demain » centrée sur les valeurs »[6] a réussi : où François Hollande a-t-il réalisé ses plus beaux scores ? au sein des grandes villes, là où les prix de l’immobilier atteignent des sommets, notamment Paris[7].

 

            Quant aux ouvriers et employés, ces petits blancs qui votent Le Pen, ils sont condamnés à disparaître. Toujours dans la même note de Terra nova : « Les ouvriers de l’industrie ne représentent plus que 13% des actifs : deux ouvriers sur cinq travaillent dans le secteur tertiaire, comme chauffeurs, manutentionnaires ou magasiniers. Ces ouvriers des services, qui travaillent dans l’isolement, ne bénéficient plus de l’identité ouvrière : le collectif de travail de l’usine, la tradition syndicale, la fierté du métier. » Bref, ils puent et ne sont pas intéressants. Ces pauvres types qui, des années durant, enquillent soit les CDD pour assurer les services après-vente des opérateurs télécom soit les contrats aidés pour les mairies en quête de subventions, qui vivent à des dizaines de kilomètres de leurs lieux de travail et qui circulent dans des voitures polluantes au diesel, non mais vraiment, ça existe encore ? Dommage, la délocalisation ne s’applique pas à toutes les tâches ouvrières.

 

            Mon grand-père lui non plus ne devait pas sentir très bon quand il revenait de l’usine. Son travail d’OS consistait à alimenter la cheminée en charbon. Et après, il lui fallait aller aux champs s’occuper de sa toute petite ferme. Il n’était pas de l’aristocratie ouvrière. Sans doute n’aurait-il pas plu aux penseurs de Terra Nova. Pour moi, c’était un homme grand. A l’image de ceux du film de Gilles Perret, « De mémoires d’ouvriers » qui raconte l’épopée des ouvriers-paysans de Savoie. 

 

            Cette Savoie dont les sommets s’empourprent au soleil couchant. Le ciel est pur, la tête me tourne un peu de tout cet oxygène dont j’ai oublié la saveur à Paris. Deux rapaces planent au-dessus du massif de Bellecôte, je m’amuse à penser que ce sont des gypaètes barbus, juste pour le plaisir d’en prononcer le nom. Me penchant sur la gauche, je regarde un papi et ses deux petits-enfants. Lui traîne la jambe, la randonnée a dû être longue, tandis que les bambins courent en se chamaillant. A l’intérieur de l’appartement, mon fils sort de la douche. « Maman, j’ai faim ! » Existe-t-il une phrase plus révélatrice des relations mère-enfants ? Ne me dites pas : il y a aussi « Maman je t’aime ». Bon, au boulot, à la cuisine.

 

 

 



[1] Mein kampf

[2] Selon Lucy Dawidowitz, 26 % de la population juive vivant en France en 1939 a été exterminée, c’est évidemment trop, notamment par rapport à la Finlande et au Danemark (1 %), le Luxembourg et l’Italie (20 %) ou la Bulgarie (22 %).

[3] Oger International, groupe de promotion immobilière de la famille Hariri dont le siège est à Paris, est partenaire capitalistique et industriel du programme Autolib’ à Paris.

[4] Dissolution de la Cause du Peuple en novembre 1973.

[5]  24 % des ouvriers ont voté pour Jean-Marie Le Pen selon le CSA, 30 % selon IPSOS.

[6]  « Insister sur l’investissement dans l’avenir, la promotion de l’émancipation, et mener la bataille sur l’acceptation d’une France diverse, pour une identité nationale intégratrice, pour l’Europe. »

[7]  55,6 % des votes exprimés pour François Hollande, 44,4 % pour Nicolas Sarkozy. Prix moyen du mètre carré à l’achat : 8 418 euros en septembre 2012.

 

 

08:16 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

samedi, 06 septembre 2014

Un drôle d'été français ou comment la mondialisation vient à la France

L’ECRITURE CONTRE LE DEGOUT

               L’urgence de dire, c’est elle qui me pousse à livrer ces réflexions sur la France. Jamais autant qu’en cet été 2012, je ne ressentis un tel besoin de vacances. Des vacances que j’aurai consacrées, un peu, à écrire.

            De l’automne 2011 à juin 2012, associée avec deux amis, j‘avais mené un projet impliquant financiers, industriels et collectivités publiques. Le but était de créer des fonds de titrisation dans lesquels seraient logées les activités à impact sociétal des entreprises. Un projet qui faisait intervenir financiers, entreprises et collectivités locales. Le constat ? échec. Un double échec, financier et humain. Question finances, c’est dur mais rien de mortel. En revanche, les échanges que j’aurai menés durant ces mois m’auront laissé un goût acide que ne parviendra pas à effacer ma balade française.

            Alors, durant l’été,  je serai allée de la Savoie au Pays Basque puis en Normandie, j’aurai redécouvert un pays superbe aux habitants heureux de faire la fête. Je laissais la joie s’incarner en moi mais elle restait teintée d’une ombre palpitante.
            Ce clair-obscur où se tapissent les monstres, je veux le dissiper, pour mes enfants. Force est d’avouer que je leur lègue un pays hostile. Quel Musset aujourd’hui s’exclamerait « Adieu la gaieté de ma jeunesse, l'insouciantefolie, la vie libre et joyeuse au pied du Vésuve! » ? Ne reste aux jeunes poètes que l’écriture de centaines de lettres de « candidature spontanée » aux strophes et au rythme plus contraints que ceux de l’alexandrin.
            Lorsque, de juillet à septembre 1940, il écrivit « L’étrange défaite », Marc Bloch avait déjà vécu, en soldat, la drôle de guerre puis la bataille perdue contre l’Allemagne. Sous son égide, j’écris ces lignes durant le drôle d’été 2012. Je les peaufinerai l’année suivante. N’y voyez pas un testament mais un message d’espoir à ce pays qui jamais n’a accepté d’être condamné.

            Au fil du journal, me reviendront les discussions de l’hiver et du printemps 2011-2012 avec des élus, certains pleutres, d’autres lucides, avec des industriels tétanisés, avec des bénévoles idéalistes ou avides de pouvoir, avec des fonctionnaires tâchant de parer au plus pressé malgré des moyens qui filent en queue de quenouille… Ces échanges, je les poursuivrai tout au long de 2013. Et, au retour de chaque entretien, un même constat désabusé. Il y a ceux, rares, qui savent et se taisent et ceux, si plus nombreux, qui se confisent dans l’égoïsme et l’aveuglement. Plus grave, aucun n’a confiance en le peuple.      
Alors, moi, je vais dire. Je dirai ce qu’ils taisent bien sûr. Je dirai aussi leur ignorance, leur arrogance, leur naïveté et, aussi, leur lâcheté. Et, enfin, je dirai la passivité d’un peuple complice, ce peuple auquel j’appartiens.


 

 

 

 

08:14 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)